L’Italien Paolo Bacilieri renoue avec la tradition des «fumetti» dans Vénus privée, formidable adaptation d’un polar poisseux de Giorgio Scerbanenco qui a donné vie à un personnage culte : Duca Lamberti.
L’histoire
Périphérie de Milan, années 1960. Alberta, une jeune vendeuse, est retrouvée morte. Au même moment, à sa sortie de prison, Duca Lamberti est contraint d’accepter le premier travail qu’on lui propose : condamné pour avoir euthanasié une femme en phase terminale, cet ancien médecin est appelé par un riche industriel pour désintoxiquer son fils alcoolique. Les deux événements ne tardent pas à s’entremêler lorsque Lamberti découvre que le jeune homme s’est mis à boire parce qu’il se croit coupable de la mort de la jeune fille…
De notre côté des Alpes, on connaît peu Paolo Bacilieri, 59 ans, auteur qui compte pourtant parmi les auteurs de BD les plus sérieux d’Italie. Son nom, on le trouve régulièrement dans les kiosques à journaux, sans faire de distinction entre les populaires «fumetti» au petit format (Dylan Dog, Napoleone) et les publications plus réputées (Linus). En librairies aussi, le natif de Vérone s’est souvent glissé, avec des œuvres en solo plus ambitieuses, toujours un brin décalées.
Ainsi, Fun et More Fun (2015-2016), qui forment ensemble un immense roman graphique retraçant la folle histoire derrière l’invention des mots croisés, est l’un des rares albums de Bacilieri à être traduit en français. Et son éditeur, Ici Même Éditions (basé à Nantes), d’enrichir son catalogue d’une nouvelle pépite du natif de Vérone, Vénus privée, adaptation formidable d’un classique de la littérature policière italienne.
Entre Maigret et Philip Marlowe
De notre côté des Alpes, on a aussi oublié Giorgio Scerbanenco, qui s’était imposé à la moitié des années 1960 comme un maître du roman noir en créant le personnage de Duca Lamberti : à cheval entre l’instinct d’un Maigret et la philosophie désabusée d’un Philip Marlowe, Lamberti n’est pourtant ni flic ni détective, mais médecin. Et sa première enquête, Vénus privée (1966), débute trois jours après sa sortie de prison, où il a passé trois ans pour avoir pratiqué une euthanasie sur une patiente en phase terminale.
Radié de l’Ordre des médecins, ce fils de policier se met ainsi à la disposition d’un vieil ami, Càrrua; ce commissaire, déjà préoccupé par le corps d’une jeune femme retrouvé dans un terrain vague, lui confie la surveillance du fils d’un riche industriel, Davide Auseri, miné par de sérieux problèmes de boisson. Un soir, le jeune homme se confie à Lamberti : s’il ne peut s’empêcher de boire, c’est qu’il se sent responsable du suicide de son ex-copine, une certaine Alberta Radelli. La jeune femme du terrain vague, dont tout laissait pourtant deviner qu’il s’agissait là d’un meurtre – même le vieil homme qui a découvert le corps avait d’abord trouvé un pied, séparé du reste et encore dans sa chaussure…
On ne peut pas penser jour et nuit à une femme… surtout si cette femme est morte
Au cours de Vénus privée, qui se déroule essentiellement dans les no man’s land industriels de l’est de Milan et de la Brianza, l’ombre poisseuse des milieux de la prostitution, de la pornographie et du trafic d’êtres humains menace le héros. Giorgio Scerbanenco, ukrainien de naissance et milanais d’adoption, avait montré avec son roman que le genre policier pouvait aussi servir à une radiographie assez sombre de la «moitié riche» de l’Italie du miracle économique, à travers la description psychologique des personnages et l’importance du dialogue, dans laquelle sont parfois écrits des chapitres entiers.
Pour Paolo Bacilieri, les thèmes, les décors et l’admiration éprouvée envers Scerbanenco donnent lieu à une adaptation hautement fidèle, mais aussi à un véritable exercice de style, dans lequel il réinvente par le dessin (et notamment dans la composition des planches) l’écriture particulière de l’auteur. Entre le noir et blanc au trait naïf des «fumetti» pour adultes des années 1960-1970 et une reconstitution précise des lieux et bâtiments d’époque (dans une ville complètement transformée depuis), Paolo Bacilieri fait ressortir l’atmosphère inconfortable d’un univers urbain et pourtant désolé, et affiche son plaisir de renouer avec une vieille tradition artistique qui lui est chère, où les pleines pages au minimalisme percutant font écho aux vignettes bourrées de détails.
Un Duca Lamberti familier
La façon qu’a Bacilieri de rendre hommage aux personnages complexes de Scerbanenco, Duca Lamberti en premier, a à voir avec le mode de réalisation de ce roman graphique de 160 pages, mais originellement publié par épisodes dans le mensuel Linus entre 2021 et 2022. Au fil du récit, les traits des personnages s’affinent; Bacilieri trouve leur apparence en même temps que l’enquête forge leurs caractères. Et si sa version de Duca Lamberti a quelque chose de familier, c’est que l’on y reconnaît vaguement l’acteur français Bruno Crémer, qui avait interprété le médecin enquêteur dans l’adaptation cinématographique de Vénus privée, Cran d’arrêt (Yves Boisset, 1970) – et qui campera plus tard Maigret dans une série télé au long cours.
Giorgio Scerbanenco, crédité ici comme scénariste, n’a pas vécu longtemps le succès de son personnage : en octobre 1969, trois ans après la publication de Vénus privée (que suivront encore trois enquêtes de Duca Lamberti, tout aussi excellentes), l’écrivain a succombé à une crise cardiaque. On peut (et on doit) redécouvrir une partie de son œuvre, récemment rééditée chez Gallmeister, dans une nouvelle traduction. Quant à Paolo Bacilieri, on espère qu’il s’est lancé dans cette Vénus privée en ayant en tête l’idée d’adapter les autres aventures de Duca Lamberti… En tout cas, on en redemande.
Vénus privée, de Paolo Bacilieri. Ici Même Éditions.