Caricaturer Mahomet est suicidaire au Pakistan, pays où le blasphème est passible de la peine de mort. Coincés entre l’islam et l’armée, des caricaturistes multiplient pourtant à leur manière les pieds de nez aux mollahs et à la classe politique.
« J’ai caricaturé des fanatiques, des fondamentalistes, des mollahs… Mais bon, c’est très dangereux au Pakistan », raconte Rafique Ahmad, alias « Feica », icône de la BD pakistanaise. (Photos : AFP)
Sans souscrire à tous les idéaux de Charb, Cabu, Wolinski et de l’équipe du magazine Charlie Hebdo décimée par un attentat jihadiste mercredi dernier à Paris, ces dessinateurs pakistanais dénoncent l’attaque contre leurs confrères français qui avaient déchaîné les passions dans certaines franges du monde musulman en publiant des caricatures de Mahomet.
« Je ne caricature pas le prophète, mais des terroristes… Cela n’est pas blasphématoire, car ces terroristes n’ont rien à voir avec le prophète », raconte Rafique Ahmad, alias « Feica », une des icônes du 9e art pakistanais qui manie aujourd’hui ses feutres au quotidien Dawn. « J’ai aussi caricaturé des fanatiques, des fondamentalistes, des mollahs… Mais bon, c’est très dangereux au Pakistan », ajoute le dessinateur qui a commencé sa carrière aux temps de la dictature islamo-militaire du général Zia ul-Haq à la fin des années 70.
> « L’autocensure est partout »
Au Pakistan, la loi controversée sur le blasphème prévoit jusqu’à la peine de mort pour toute insulte envers le prophète Mahomet. Parfois, des foules en colère se font « justice » comme en juillet lorsque trois personnes ont été tuées pour une photo jugée « blasphématoire » mise en ligne sur Facebook. La Constitution garantit la liberté « d’expression », tout en la balisant de lignes rouges : les atteintes à « la gloire de l’islam » et à la « sécurité » du pays sont strictement interdites.
Cela n’a pas empêché le gouvernement de dénoncer l’attaque contre Charlie Hebdo et la presse d’afficher sa solidarité. « Nous ne pouvons pas rester de marbre face aux destins de nos collègues journalistes à Paris, que nous soyons ou non d’accord avec leur conception de la liberté d’expression… », soulignait le quotidien Daily Times.
Mais au Pakistan « l’autocensure est partout », souligne Feica. Des caricaturistes dessinent néanmoins militaires et religieux, s’amusent de la classe politique et dénoncent les talibans, en tentant de ne pas trop personnaliser les choses. « Si vous visez des insurgés, des extrémistes, des talibans (en tant que groupe) cela passe, mais si vous visez une personne en particulier, alors ça devient une vendetta et vos chances d’être attaqué augmentent », explique Sabir Nazar, autre ténor de la caricature au « pays des purs ».
> 45 % de la population analphabète
Il y a quelques années, ce dernier avait reçu des menaces après avoir personnalisé une caricature de la mosquée Rouge d’Islamabad, un bastion de radicaux, théâtre à l’époque d’une opération sanglante de l’armée. « Si les insurgés, les groupes religieux, l’armée, sont des sujets interdits, alors je vais me retrouver à dessiner seulement des hommes politiques. Si je suis cette ligne, alors ce sont les premiers qui auront gagné », dit ce caricaturiste du quotidien The Express Tribune dont le personnel a été la cible de nombreuses attaques depuis deux ans.
Au Pakistan, où 45% de la population demeure analphabète, la presse anglophone demeure l’apanage d’un lectorat urbain éduqué et limité, contrairement aux journaux en ourdou avec leurs centaines de milliers d’exemplaires vendus chaque jour. Plus nationaliste, religieuse, conservatrice et populaire, la presse en ourdou ne jouit pas de la même latitude que ses frères anglophones.
« Mon code de conduite est très strict : je ne touche pas à des sujets comme la religion et le sexe… l’homme de la rue a tellement de problèmes dans ce pays, alors je me concentre sur ses problèmes », note Jawed Iqbal, caricaturiste pour le quotidien ourdou Jang, le plus lu au pays. Coupures d’électricité, manque de gaz, administration kafkaïenne, rivalités entre grandes personnalités politiques constituent le périmètre de son travail.
« Tous les journaux en anglais mis ensemble n’ont pas le poids d’un titre ourdou comme Jang… Parfois j’ai vraiment le sentiment que j’ai réussi à changer les politiques du gouvernement », souligne Iqbal, qui se rappelle d’avoir caricaturé un leader religieux dans les années 80 : « J’avais aussitôt reçu des lettres de menaces. »
Le Quotidien