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[Album de la semaine] «Utopia» de Travis Scott, le grand barnum


(photo DR)

Cette semaine, Le Quotidien a choisi d’écouter le dernier album du rappeur Travis Scott, « Utopia ».

Depuis la tragédie de l’Astroworld Festival, où un mouvement de foule a causé la mort de dix personnes et fait plus de 300 blessés, Travis Scott s’est emmuré dans le silence. Le rappeur – également fondateur de l’événement situé dans sa ville natale de Houston, et qui portait le nom de son album événement sorti en 2018 – se produisait sur scène au moment de la bousculade.

Bourré d’une énergie monstrueusement punk, le «performer» n’a qu’à se pencher pour ramasser, dans sa discographie, les titres qui rendent son public fou. Mais entre le flop de sa prestation aux Ardentes, début juillet, où l’artiste a coincé la quasi-totalité de ses «bangers» en moins d’une heure de concert sans jamais gratifier les 50 000 spectateurs d’une véritable apparition (alors qu’une plateforme s’étendait jusqu’au milieu du public, Scott n’a pas bougé du fond de la scène, rappant devant un gigantesque écran lumineux qui ne renvoyait que sa silhouette), et la publication de K-pop, single médiocre choisi pour annoncer Utopia la semaine précédant sa sortie, il était naturel de redouter que le sommet de sa carrière fût derrière lui.

Le principal intéressé en est conscient, comme le confirme la déclaration qu’il glisse sur Thank God : «La dernière « tape » était remplie de claques / Je suppose que je vais devoir réitérer ce bordel». Là où l’artiste est très fort, c’est qu’au moment où il le dit, à peine cinq minutes après le début du disque (qui court sur 74 minutes), il a déjà réussi, sans difficulté aucune, à convaincre qu’il peut le faire, grâce à une intro (Hyaena) qui sert, dans tous les sens du terme, de titre d’exposition.

Astroworld était un grand cirque, symbolisé sur la pochette par une attraction foraine à l’effigie du rappeur, où trap dure, style signature du rappeur, et «cloud rap» éthéré se mêlaient pour former un tout à la structure complexe. Un point de non-retour pour Travis Scott, qui s’est vu devenir le rappeur le plus influent dans la création de ponts entre rap pur, avant-garde et musique pop.

Si Travis Scott a pour utopie de repousser des limites qu’il a déjà élargies il y a cinq ans, son nouvel album n’a pas vocation à être un Astroworld 2. De fait, il regarde les richesses de l’univers musical qu’il a créé, et voit qu’elles sont intarissables. Il puise, cueille et combine les éléments qu’il connaît pour en tirer une expérience d’écoute nouvelle. Au coin de la pochette noire, le regard vide, on ne sait dire d’ailleurs si son corps faillit d’émerveillement ou de désolation devant Utopia. La double possibilité devient même un jeu, en prélude de Meltdown, où l’utopie se révèle être la chambre d’hôtel que Drake, qui parle à la place de Scott, a promise comme «un genre d’endroit parfait» à une conquête féminine. De la même manière, I Know?, qui voit Scott réfléchir à ses excès (y compris en matière de sexe), est suivi sans transition par le «banger» en devenir Topia Twins et son fantasme d’une partouze avec des sœurs jumelles.

C’est toujours au rythme du besoin de faire d’un bazar un ensemble grandiose qu’Utopia respire

C’est toujours au rythme de la recherche de la contradiction, du besoin artistique de faire d’un bazar un ensemble grandiose, qu’Utopia respire. Vu plus grand, voilà peut-être finalement l’utopie rêvée par Travis Scott : celle d’un monde qui embrasse ses discordances, qui les additionne et fait valoir leur complexité.

Les nombreux invités, eux-mêmes en désaccord entre eux (dans son couplet, Drake distribue des scuds à Kanye West et Pharrell Williams, producteurs présents sur le disque), sont précisément choisis en ce sens : The Weeknd apporte la touche pop (géniale sur Circus Maximus, ratée sur K-Pop), on entend la Beyoncé house de Renaissance sur Delresto (Echoes), la sensibilité trip-hop de James Blake et Bon Iver et la French Touch du Daft Punk Guy-Manuel de Homem-Christo (Modern Jam), mais aussi la trap plus classique de Travis Scott (excellents Fe!n, Til Further Notice) et le nouveau tube rêvé avec Drake, qui n’égale toutefois pas un Sicko Mode.

Car, comme pour se complaire dans la contradiction, tout n’est pas parfaitement réussi dans ce long disque, mais tout a vocation à se bonifier grandement avec le temps. Un peu comme l’était, il y a dix ans, le Yeezus de Kanye West, mentor de Travis Scott : un album qui, jusque dans ses sonorités, fait rappel à l’écoute d’Utopia. Une influence manifeste, donc. De là à dire qu’il s’agit d’une utopie…?

 

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