Cette semaine, nous avons choisi d’écouter : « Broken Equipment » de Bodega, sorti le 11 mars sur le label What’s Your Rupture ?
Bodega, à l’instar d’un autre groupe au rock mordant, Parquet Courts (l’un de ses membres, Austin Brown, assurait d’ailleurs la production de son premier album en 2018, Endless Scroll), a une réputation qui lui colle à la peau et qui tient sûrement à leur ville commune : New York.
Celle d’une formation que l’on pourrait qualifier de «hipster-bobo», franchement intellectuelle et un peu arrogante, que l’on écoute devant un café macchiato et une pâtisserie à dix dollars, en exhibant fièrement ses tatouages, sa barbe fraîchement peignée et sa nouvelle chemise à carreaux… Avouons-le, ce n’est pas totalement vrai, mais ce n’est pas entièrement faux non plus.
Comment donc s’en affranchir ? En s’appuyant sur deux armes principales, dont le couple fatal de la bande – Ben Hozie (guitare, voix) et Nikki Belfiglio (voix) – usent depuis ses débuts : une bonne dose d’humour et de cynisme, emballée dans une musique qui combine danse et élans punk, ce que ne renierait sûrement pas James Murphy et son LCD Soundsystem.
Dans ce sens, en guise d’unique explication, Bodega avoue que ce second long effort – qui suit le modeste EP Shiny New Model (2019) – s’est construit au fil de discussions menées dans un club de lecture au cours des premiers mois de 2020, alors que le monde s’arrêtait.
La meilleure critique reste l’autocritique
De quoi alimenter le débat et réfléchir sereinement au sens de la vie, alors torpillée par la crise sanitaire. Avec des amis proches, ces incendiaires de Brooklyn se sont mis à potasser les œuvres d’un large éventail de philosophes.
Au terme de ces échanges passionnés qui duraient jusqu’à tard dans la nuit, Bodega s’est alors questionné sur les facteurs qui font de ses membres ce qu’ils sont. Des questionnements existentiels («qui suis-je ?», «dans quel état j’erre ?») qui ont trouvé un parfait coupable, la Grosse Pomme, et permis au quintette d’affirmer sa devise : «La meilleure critique reste l’autocritique».
Broken Equipment place donc une loupe sur la ville de New York, électrisée ici par les guitares et décortiquée dans le texte : on y parle de gentrification, de prédominance des réseaux sociaux, d’embourgeoisement, d’algorithmes…
De ce monument historique, d’où la musique transpire à chaque rue, Bodega dresse les réalités les moins reluisantes, souvent le résultat d’un libéralisme aveugle et d’un monde qui avance trop vite, sans voir arriver le mur. Comme Noir Désir et son hymne à l’Homme pressé, le groupe évoque une ville «faite pour ceux qui agissent» («made for the doers»), avant, dans une ironie tranchante, de remixer un refrain mythique de Daft Punk («It’s making me bitter, harder, fatter, stressed out»).
En quarante minutes, les douze morceaux réunis ici quittent rarement les quartiers de Manhattan ou ceux de Brooklyn, en dehors de cette chanson d’amour, Pillar on the Bridge of You, une romance qui s’impose comme une anomalie au sein de la discographie de Bodega.
Pour le reste, l’enracinement est total, comme l’affichent d’évidentes références, toutes locales : les phrasés hip-hop à la Beastie Boys, les rythmes fiévreux de DFA Records (Liquid Liquid, The Rapture…), le côté désinvolte digne de The Strokes, sans oublier, bien sûr, le rock élevé au rang d’art majeur, comme l’a défendu la légende du Velvet Underground.
Musicalement, Bodega, aux guitares aiguisées comme des lames, montre parallèlement qu’il est toujours à l’aise pour dépeindre l’anxiété, la nervosité et l’urgence d’une époque pour le moins confuse.
Du début à la fin, avec des élans il est vrai plus mélodiques qu’à l’accoutumée, le groupe enchaîne les refrains tapageurs, tout en fougue et en hargne, alternant (c’est son charme) les voix masculines et féminines. Comme son nom l’indique, Broken Equipment a dans sa ligne de mire les ravages de l’obsolescence programmée.
D’où l’importance de cette invitation au lâcher prise. Qui sait, entre deux spasmes, de bonnes idées pourraient fleurir.