Photographe indépendant basé à Metz, Olivier Toussaint est allé à la rencontre des ouvriers de la Grande Région. Il vient d’en publier un livre de portraits, 20% profils ouvriers (Éditions La Paulette), qui entend montrer «ceux que l’on ne voit pas».
Olivier Toussaint tient à «faire perdurer le mot ‘ouvrier’» : parti à la rencontre des ouvriers de tous bords, du soudeur au préparateur de commandes, en passant par le menuisier et les travailleurs (et travailleuses) à la chaîne, il a découvert un terme «mal considéré», y compris par les travailleurs manuels eux-mêmes. Dans un livre, 20% profils ouvriers, en référence à la part de la population active en France qui est ouvrière, le photographe dévoile les portraits d’ouvriers, hommes et femmes de tous âges, réalisés sur une période de trois ans dans des usines et entreprises du Grand Est, avec un petit crochet par le Luxembourg, dernier bastion de la sidérurgie.
Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de réaliser ce projet ?
Un constat, d’abord : j’avais regardé un documentaire sur France 3, Nous, ouvriers, l’histoire des ouvriers depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. On y voit qu’au lendemain de la guerre, l’ouvrier est le héros, il est indispensable à la reconstruction du pays. C’est l’ouvrier aux mains d’or, comme dans la chanson de Bernard Lavilliers. Et petit à petit, ça se délite : la mondialisation, les délocalisations, le chômage… Et avec le temps, l’ouvrier a perdu sa place au sein de la société. En 1954, les deux tiers de la population active en France était ouvrière; aujourd’hui, ils sont 20%. Un sur cinq, ça représente 6 à 8 millions de personnes. C’est énorme, mais on ne les voit jamais, ni dans les médias, ni dans les films, ni dans les représentations artistiques. C’est un constat qui soulève des questions simples : s’ils sont si nombreux mais qu’on ne les voit jamais, où sont-ils ? Mon objectif était donc d’entrer dans les entreprises pour voir qui sont les ouvriers d’aujourd’hui et dans quelles conditions ils travaillent.
Dans mon travail de photographe, ce projet est aussi né à un moment où je voulais me diriger vers le portrait. J’ai fait beaucoup de séries qui étaient de la « street photo », des voyages, des projets plutôt solitaires, et j’ai eu envie d’aller à la rencontre de gens, de les voir et de les montrer. Et puis le Grand Est est une région liée historiquement à la sidérurgie, au charbon…
Vous avez réalisé cette série pendant trois ans…
J’ai commencé il y a presque quatre ans maintenant, début 2017. J’avais fini la série au début 2020 et le livre devait sortir en avril, accompagné d’une expo prévue à l’occasion du festival Le Livre à Metz. Mais l’impression du livre et l’expo ont coïncidé avec le confinement. Tout a été arrêté, donc, et on a imprimé le livre au début de l’automne, l’expo ayant été, elle, reportée à nouveau à cause du deuxième confinement. Finalement, le livre est sorti, parce qu’à un moment, il faut bien avancer (il rit). Mais on entre en 2021 et, pendant un an, il ne s’est pas passé grand-chose.
Pendant la réalisation de votre projet, la France a été marquée par les gilets jaunes, souvent associés aux ouvriers. Ce mouvement a-t-il eu une incidence sur votre travail ?
Il y avait certainement une bonne part d’ouvriers dans les gilets jaunes, ne serait-ce que parce que le gilet jaune est l’accessoire de sécurité des travailleurs, mais le mouvement s’est vite étendu à peu près à tous les milieux. Je n’ai pas vu d’avant/après, en tout cas dans ma relation avec les ouvriers. Je crois aussi que le lieu de travail, le peu de temps qui nous était imparti et ma présence, avec tout mon matériel, ont fait que ce n’était pas l’endroit pour s’étendre sur des revendications. Dans mes séances, j’ai sûrement rencontré des gilets jaunes, qui étaient sans doute très remontés – et à juste titre – mais tout ce mouvement rejoint finalement mon constat, celui à l’origine de ce projet : si, dans les gilets jaunes, il y avait une grosse partie d’ouvriers qui ont voulu montrer qu’ils sont là, qu’ils existent, alors il y a vraiment un défaut de représentation et de considération de ces personnes utiles à la société mais que la société ne veut pas voir.
Quand on photographie un sujet sur son lieu de travail, en particulier dans un milieu où la production l’emporte sur tout, quelles sont les difficultés qu’on rencontre ?
J’ai passé la plupart de mon temps à essayer d’entrer dans les entreprises, ce qui était rarement facile. Une fois que j’y étais, je ne faisais pas de casting : j’allais voir les gens les uns après les autres. Parfois, ils n’avaient pas le temps. Les entreprises que j’ai visitées allaient de deux à 400 employés. Quand ils sont peu nombreux, on a plus de temps pour discuter, mais sur les endroits plus grands, même si la photographie est rapide, ça dépendait de leur travail.
Chez PSA, je suis arrivé au point où il y a eu le moins d’échanges possible : je voulais photographier une ligne de production, un endroit où il y a une majorité de femmes. La responsable de la communication m’avait prévenu : « Il faut faire vite. » Je lui ai répondu que je pouvais prendre une photo en une minute, suite à quoi elle m’a ri au nez : « Une minute ? Je vous laisse douze secondes ! » Ça m’a beaucoup marqué, car l’ouvrière qui est dans le livre, je l’ai vue travailler à la chaîne : le moteur arrive, elle visse trois boulons et le moteur continue sa route, comme dans Les Temps modernes de Chaplin. Entre deux moteurs, je lui ai demandé de se tourner vers moi, elle l’a fait, j’ai pris la photo, puis elle s’est retournée et a continué son taf. On n’a pas échangé un mot. J’avais l’impression d’être avec un robot, ce côté peu gratifiant de l’ouvrier qui fait le même geste dans sa journée de huit heures, tous les jours et, parfois, toute la vie.
(Cette année), les ouvriers ont plus travaillé que la plupart des actifs qui sont restés à la maison, même en télétravail
Certains étaient réticents face à l’idée de se faire photographier ?
Aucun refus ! Cela dit, la toute première personne que j’ai photographiée, je lui présente mon projet, et il me dit : « D’accord pour me photographier, mais je veux rester anonyme, je ne veux pas qu’on voie mon visage. » Je l’ai donc pris avec son casque de soudeur sur le visage, type La Cité de la peur, et j’ai longtemps voulu en faire la couverture du livre, car cette photo représentait bien cette idée du visible-invisible. Mais en réalité, c’est la seule fois qu’on m’a demandé de garder l’anonymat.
Les ouvriers ont fait partie, cette année, des rares qui ne se sont jamais – ou presque – arrêté de travailler. Comment ont-ils vécu cette période ?
J’en ai contacté certains quand on préparait l’expo, et j’ai appris à cette occasion qu’eux n’avaient pas arrêté : c’est d’ailleurs là que l’on a fait la distinction entre métiers essentiels et non essentiels, pour souligner que la production devait continuer. Durant cette période, les ouvriers ont plus travaillé que la plupart des actifs qui sont restés à la maison, même en télétravail.
L’effet pervers, c’est que l’on n’en parle pas. Mon travail est une tentative de réhabilitation, de m’intéresser en tout cas à des gens, des choses, des façons de faire que l’on ne voit pas souvent. En faisant cela, je me questionne aussi sur la visibilité de mon propre travail, l’intérêt d’un sujet qui n’intéresse pas grand monde. Les grands sujets du moment, en France en tout cas, sont le coronavirus et le terrorisme : évidemment, il y a peu de place pour parler de ce sujet, mais c’est le cas pour beaucoup d’autres sujets aussi.
Photographier ArcelorMittal, c’est un symbole clair : faire figurer l’industrie sidérurgique si importante dans l’histoire de la région. Mais en traversant la frontière, avez-vous envisagé de poursuivre ce travail dans d’autres régions ?
J’étais très content de pouvoir aller chez ArcelorMittal, où j’ai été accueilli rapidement et gentiment, ce qui n’a pas toujours été le cas. J’aurais adoré m’étendre à d’autres régions, d’autres pays, photographier des chantiers en bord de mer, mais pour une question de moyens, ça n’était même pas envisageable. Donc quand je suis allé à Dommeldange, c’était moins pour traverser la frontière que pour entrer dans une entreprise et photographier un métier qui a marqué l’histoire de la Lorraine et de la Grande Région. Beaucoup de gens qui y travaillent, par ailleurs, et la majorité de ceux que j’ai photographiés, sont Français, comme Anthony, qui est en couverture du livre et qui traverse la frontière tous les jours.
Entretien avec Valentin Maniglia