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Procès LuxLeaks (5e jour) – Antoine Deltour : « C’était un mal nécessaire »


Antoine Deltour applaudi par ses soutiens à sa sortie du tribunal d'arrondissement de Luxembourg début mai. (photo Sy.A.)

Invité à s’expliquer à la barre ce mardi matin, le principal lanceur d’alerte de l’affaire LuxLeaks, Antoine Deltour, est revenu sur la copie des 45 000 pages d’accords fiscaux du cabinet PwC. Loin de regretter son geste, l’ex-auditeur a exprimé « une certaine fierté » d’avoir fait avancer le débat vers plus de justice fiscale.

Prenant pour une fois la parole devant les caméras, Antoine Deltour s’est dit « soulagé » d’avoir pu s’exprimer devant les juges ce mardi matin, juste avant le journaliste Edouard Perrin, mais reste « anxieux » quant à l’issue du procès.

Sa version n’a pas varié depuis ses premières déclarations publiques. Recruté comme stagiaire à sa sortie de l’école de commerce de Bordeaux, le Lorrain entre chez PwC Luxembourg en janvier 2008.  En septembre, il signe un CDI comme auditeur junior chargé de « s’assurer de la sincérité des comptes » des entreprises clientes. « Au début, j’étais très content de mon métier », dit Antoine Deltour à la barre.

Deux ans plus tard, alors même qu’il vient d’être promu auditeur senior, il décide de démissionner, « car j’avais changé d’attentes ». Antoine Deltour ne trouve « plus d’utilité sociale » à son métier. Gagner plus pour travailler plus, lot de toute carrière d’auditeur, ne l’intéresse pas. Et le jeune homme « réprouve les pratiques fiscales » qu’il voit passer dans la boîte. Il se donne un an pour obtenir les concours de la fonction publique en France.

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Le soir du 13 octobre 2010, veille de son départ de PwC, il cherche des documents de formation sur son ordinateur de travail. Ils pourront lui servir au cas où il échoue aux concours. En explorant le réseau informatique de PwC, explique-t-il au tribunal, il tombe au hasard sur un dossier intitulé « ATA » (advance tax agreements, nom anglais des rescrits fiscaux). « Surpris d’avoir un accès libre » à une telle masse de documents dont il connaît « le caractère sensible et potentiellement litigieux », il décide de les copier. Il faudra 29 minutes pour copier les 45 000 pages de ces 400 « tax rulings », qui deviendront la matière première des révélations de l’affaire LuxLeaks.

« Cette copie avait une dimension accidentelle. J’ai eu l’opportunité de tomber dessus, et je les ai copiés sans intention précise à ce moment-là. » Deltour écarte toute préméditation, mais confie qu’il était déjà « consterné par le montage fiscal de certains ATA, avec des taux effectifs d’imposition de moins de 3% ». D’où cette copie spontanée.

« Mon devoir citoyen était supérieur à mon obligation de confidentialité »

Pendant plusieurs semaines, il ne sait pas trop quoi faire des documents. « N’étant pas un expert en fiscalité, je me suis senti dépassé par l’ampleur de l’information que j’avais dans les mains. » Il contacte l’ONG CCFD-Terre solidaire, « mais cela n’a pas suscité de curiosité chez eux ». C’est alors qu’Edouard Perrin, journaliste à l’agence Premières lignes, prend contact par mail avec Antoine Deltour. « Il a été interpellé par un commentaire que j’avais posté sur un blog affilié au journal Libération. Il s’agissait d’un article traitant de la TVA intracommunautaire, la question était de savoir pourquoi Amazon s’était implanté au Luxembourg. »

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Le journaliste sent que Deltour s’y connaît. Une unique rencontre a lieu chez l’ex-auditeur à Nancy à l’été 2011. Deltour accepte, « sans contrepartie », que Perrin copie les documents, tout en lui demandant de ne pas citer les noms de PwC et de ses clients. Une possibilité d’anonymat que semble ne pas comprendre le président de la chambre correctionnelle, Marc Thill.

« Referiez-vous la même chose ? »

« Je voulais susciter un débat public sur la pratique des ATA et la façon dont les multinationales échappent à l’impôt », reprend Deltour. « Mon devoir citoyen était supérieur à mon obligation de confidentialité », répond-il encore lorsque le président affirme que « ce n’est pas une raison pour voler des documents confidentiels ». « Les 400 ATA étaient-ils nécessaires ? Vous n’auriez pas pu lui en transmettre seulement cinq-six ? », poursuit le président. « Mon but était de montrer l’ampleur systémique » des tax rulings, dit Deltour.

L’affaire LuxLeaks éclate en novembre 2014, soit deux ans après une première émission de « Cash Investigation » réalisée par Edouard Perrin. « Quelle a été votre réaction ? », demande le président. « J’ai été très surpris que l’intégralité des documents soient en ligne. Et j’ai éprouvé de la satisfaction que ce sujet fasse l’objet d’un débat dans le monde entier », affirme Antoine Deltour, soulignant les conséquences politiques de cette publication. « Un accord sur l’échange automatique des tax rulings était encore impensable il y a quelques années. »

Le président : « Referiez-vous la même chose ? » Antoine Deltour : « Oui, vu l’impact considérable qui a suivi. (…) Je regrette que les noms aient été cités, mais avec le recul je pense c’était un mal nécessaire pour donner de l’ampleur à ces révélations. (…) J’éprouve une certaine fierté d’avoir contribué à ces avancées importantes pour la fiscalité en Europe. »

Dans ses questions, le procureur d’État adjoint, David Lentz, a tenté de démontrer la préméditation du vol de documents, tout en remettant en cause les raisons du départ de l’auditeur de chez PwC. Sans apporter de réelle preuve à ces convictions. Sur la même ligne, les avocats de PwC ont mis en doute la sincérité de sa recherche de documents de formation.

Mais Antoine Deltour a tenu bon, malgré les questions parfois étranges du président, très occupé à sauver l’honneur du Luxembourg. Désormais chargé d’études à l’Insee (l’équivalent du Statec au Luxembourg) en France, le jeune Lorrain touche 1500 euros net par mois pour un 80%, contre 2600 lorsqu’il avait débuté chez PwC.

L’audience reprendra ce mercredi à 15 heures avec les plaidoiries des avocats de la partie civile (PwC) puis de la défense.

Sylvain Amiotte