Pedro Resende est en passe de faire accéder à la Division nationale ce simple promu désargenté qu’est l’US Esch. Et son défunt père n’y est pas pour rien.
« N’écrivez pas ça. Ou si, faites comme vous voulez. » Écrivons alors, puisque c’est sans doute l’acte fondateur d’une carrière d’entraîneur : c’est l’histoire d’un petit gars de 22 ans qui joue sur l’île de Madère, en D3. Son équipe vient de perdre le week-end précédent et son coach, qu’il n’apprécie pas et qui le lui rend bien, tend aux joueurs de champ les chasubles de l’opposition pour l’entraînement. Il en distribue neuf, mais ne lui en donne pas et demande au reste de l’équipe : «À votre avis, c’est qui le gars qui n’a pas reçu sa chasuble ? Hein, c’est qui ? Et est-ce que vous pensez qu’il en recevra une ?» Les joueurs finissent par sortir du vestiaire pour aller s’échauffer. Au bout d’un moment, le coach balance la chasuble au pied du jeune joueur et lui dit : «Tiens, ramasse.»
Le joueur, c’est Pedro Resende, qui se baisse mais reçoit une grande leçon ce jour-là : «Sans les joueurs, on n’est rien. Tu dois les respecter. On peut bien parler devant un tableau noir, s’ils n’ont pas envie de te suivre, que tu ne leur donnes pas envie, on n’a aucune chance de réussir.» Moralité de l’histoire : ce coach, dont l’histoire a oublié le nom, a été viré très peu de temps après pour insuffisance de résultats et son adjoint, qui avait pris le temps d’aller consoler le petit Resende et lui avait expliqué de «s’en foutre, de faire son truc», lui, n’a pas trop mal réussi dans la vie. Il s’appelait Leonardo Jardim…
Pedro Resende, 40 ans le mois prochain et à qui ses gars de l’US Esch pourraient bien offrir une historique montée en DN pour fêter ça (à quelques jours près), sait ce que c’est un vestiaire. Et aussi comment on le fait vivre. Son père s’appelait Mario Morais. Ici, ça ne dit pas grand-chose à qui que ce soit. Dans le Portugal du milieu du XXe siècle, ça a été un joueur du Sporting. Puis dans le Portugal de la deuxième moitié du XXe siècle, ça a été un entraîneur reconnu de D1 et D2 portugaises (Salgueiros, Paços de Ferreira, União Madeira, Chaves, Leixoes) qui s’est longtemps occupé de la formation des coaches du pays. Il a vu passer à ses cours le tout jeune José Mourinho («Juste une fois», précise Pedro), et de façon bien plus intensive des hommes désormais reconnus tels Jaime Pacheco (ex-coach de Guimarães, Boavista…) ou Carlos Carvalhal (ex-coach du Sporting, Besiktas…).
« Tu n’es pas normal ! »
Quand on aime le foot, vivre avec une figure paternelle aussi imposante aurait pu en écœurer beaucoup, mais pas ceux qui sont aussi passionnés que lui. «Dès mes 10-11 ans, on se mettait ensemble devant la télévision pour regarder des matches et il me faisait des questionnaires tactiques. Cela l’amusait de voir que j’avais des réponses. Un jour, il m’a dit : C’est incroyable, tu n’es pas normal !», s’amuse encore Pedro Resende. On se demande si le papa savait qu’à 6 ans, dans l’intimité de sa chambre, le fiston disputait des parties de foot virtuelles en inventant des équipes peuplées de figurines de superhéros. Il y avait là Batman, Superman… «Mais c’était souvent Thor qui gagnait.» «Pas normal», disait le père ? Disons qu’il savait déjà bien choisir ses avant-centres…
Déjà à cette époque, le père emmène très régulièrement son fils à ses séances. Ce dernier passe d’ailleurs la quasi-entièreté de ses vacances autour des terrains d’entraînement, à abreuver son père de questions, au point qu’il lui réponde régulièrement de lui «foutre la paix». Au début, les joueurs pro le considèrent plus comme une mascotte qu’autre chose. Plus il vieillit, plus ils le regardent comme un espion potentiel. «La vérité, c’est que jamais je n’aurais fait ça ! J’étais déjà persuadé que ce qui se passe dans un vestiaire doit y rester. D’ailleurs, mon père ne m’a jamais demandé quoi que ce soit.»
Les années ont passé. Resende, de père sportinguista mais supporter benfiquista, est formé… à Porto, dans l’emblématique club de sa ville de naissance. Il devient pro (pour huit années) et dispute un seul et unique match en D1, avec Salgueiros. Il jure ne pas se souvenir contre qui. «Je n’avais pas les qualités pour jouer en D1, assume Resende. Mon père a été mon coach quelque temps et même lui me laissait remplaçant. Après les entraînements, on remontait en voiture pour aller à la maison et on n’en parlait pas. Il y a juste une fois où il m’a cassé la tête : le jour où mon attitude n’avait pas été bonne, où je n’avais pas joué le jeu à l’entraînement alors que j’étais le fils du coach.» Or c’est le conseil le plus important que lui ait jamais donné Mario Morais : «Être le plus honnête possible avec les gens et respecter le métier.»
« Pas besoin de chasubles dans la rue »
Il quitte ce monde en 2002. Six mois plus tard, Pedro Resende et son épouse, Fernanda, embarquent dans un avion en direction du Luxembourg, dont madame est originaire. Elle était venue mener ses études de langue à Porto et tous les deux se sont dit qu’il serait temps de penser à l’avenir, que le football portugais n’était pas un marché assez porteur. Ils débarquent sans rien à Walferdange. Pedro s’achète des vêtements chauds et se laisse conduire par un ami du côté du Cebra, où il commence sa nouvelle carrière de football, amateur cette fois. Il prend le temps de rater l’incroyable épopée du club jusqu’à la finale de la Coupe (2005) à cause d’un ménisque qui avait mal choisi son heure, s’installe lentement comme défenseur central «où je voyais tout le terrain et où je parlais trop» et subit cinq interventions chirurgicales au genou en moins de dix ans. Et son enfance le rattrape : il finit par devenir coach à Sandweiler.
Pour le reste, son géniteur a beau rester son «idole», la science et les ordinateurs sont entrés dans le métier et l’ont radicalement transformé. Son père s’occupait de tout et jouait encore avec un libéro. Dans le foot moderne, les systèmes ont totalement changé et on a des adjoints pour penser au superflu. «Sauf à l’US Esch bien sûr », rigole Resende. Mais lui assure «aimer bien trop le football pour ne pas essayer d’être le plus moderne possible». C’est-à-dire devenir meilleur que son père, même si son plus grand regret est la lente disparition, chez les jeunes, chez ses enfants aussi, du football de rue. «Des fois, quand je donne des chasubles à mes gars et que les couleurs se ressemblent trop, je leur dis de se souvenir de comment c’était quand ils étaient enfants. On n’avait pas besoin de chasubles dans la rue.»
En août, montée ou pas, Resende devrait commencer à Bruxelles son diplôme UEFA A. En gardant dans un coin de sa tête le vieux barbecue crasseux qui orne l’entrée du stade de Lallange, celui sur lequel s’organisent des repas tous les vendredis qui font l’essence du foot et ont porté l’US Esch là où elle est actuellement. «Je suis dégoûté que mon père ne soit plus là. J’aurais tellement aimé lui montré ce que je fais, avoir son opinion. Je pense qu’il serait fier de moi.» Comme il l’était il y a 30 ans, quand il interrogeait son «anormal» de fils devant la télé…
Julien Mollereau