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LuxLeaks : « La définition du procès à la con »


Grand reporter, Paul Moreira a parcouru le monde pour enquêter sur ses dérives.

Paul Moreira, fondateur de l’agence Premières Lignes, défend son journaliste Édouard Perrin et le lanceur d’alerte Antoine Deltour, qui doivent être jugés à partir de mardi dans le cadre de l’affaire LuxLeaks.

Avec Premières Lignes, Paul Moreira est le poil à gratter de la télévision française. Ses reportages d’investigation sur la fiscalité, les pesticides ou les conditions de travail en font tousser plus d’un. Et les grands patrons craignent les caméras de PremièresLignes comme la peste.

En tant que patron de l’agence de presse Premières Lignes, vous attendiez-vous, le 23 avril 2015, à l’inculpation de votre journaliste Édouard Perrin ?

Paul Moreira : À partir du moment où Antoine Deltour avait été inculpé, on se disait que c’était logique sur un plan mécanique, même si ça ne nous semblait pas possible. En droit de la presse, en France, il y a la diffamation et c’est tout. Après, « violation du secret professionnel, violation de secrets d’affaires », deux des chefs d’inculpation au Luxembourg, c’est quasiment une définition de notre travail. On révèle des choses que nous considérons comme dysfonctionnelles au sein des grandes entreprises. C’est ce que fait l’émission Cash investigation à chaque numéro.

Autant, si on fait une erreur, cela relève de la diffamation et c’est normal de nous retrouver devant un tribunal, autant, là, ça nous semble bizarre. Mais vu la détermination et les méthodes qui ont été utilisées par PricewaterhouseCoopers, ce n’est pas vraiment surprenant.

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Comment cette inculpation a-t-elle été vécue au sein de la rédaction de Premières Lignes ?

Nous l’avons assez bien prise parce que nous savons que nous avons raison. Il est des inculpations qui ne vous valent aucune honte, parce que nous avons dit la vérité. Nos révélations ont permis de faire prendre conscience à une énorme partie du public, qui n’en avait absolument pas connaissance, des règles du jeu, des rescrits fiscaux et de comment certaines entreprises pouvaient en user et en abuser. Cela a déclenché une enquête par la Commission européenne…

Bref, cela a eu un effet salué par tous. Ce sujet a eu des prix partout, Antoine Deltour est passé de près à côté du prix Sakharov pour la liberté d’esprit.

Ce qui n’a pas empêché le dépôt de cette plainte.

On est dans une situation totalement paradoxale. D’un côté, il y a le grand public, les quatre millions de personnes devant leur écran le soir du Cash investigation consacré à LuxLeaks, toutes les institutions citoyennes en passant par le Parlement européen, les politiques français qui applaudissent ce travail de salubrité publique.

Et vous avez ces mêmes personnes, qui sont saluées comme étant des gens dans l’action citoyenne, dans l’engagement journalistique éminemment utile à la société, qui se retrouvent devant un tribunal pour répondre à des accusations ne correspondant pas à ce que devraient être la moralité et la légitimité d’un fonctionnement démocratique européen.

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Comprenez-vous la position d’une société comme PwC ?

Je pense que la société PwC, quand elle dépose sa plainte, ne sait pas que derrière, il va y avoir les Panama Papers, que la fiscalité va émouvoir toute l’Europe. On vit dans ce climat où, sans arrêt, les États disent qu’ils sont au bord de la faillite, que les caisses sont vides, alors qu’en même temps il y a ces révélations de journalistes et de citoyens qui disent : « Regardez comment ça se passe, les mécanismes d’évasion fiscale, comment les trésoreries nationales sont saignées. »

PwC ne s’est pas rendu compte qu’il était confronté à un énorme mouvement d’opinion et citoyen. Cette société se retrouve face à ce procès qui va devenir un symbole, en plein dans l’émotion mondiale des Panama Papers. Ce n’est pas génial pour eux, cela va mettre en lumière des pratiques qui sont à mon sens moralement condamnables, car, pendant l’audience, des choses qu’elle aurait préféré voir rester dans l’ombre vont être révélées.

Serez-vous présent à l’occasion de ce procès ?

Oui, nous effectuerons un roulement, mais nous serons là chaque jour pour soutenir Édouard Perrin et les lanceurs d’alerte.

Aujourd’hui, sans les lanceurs d’alerte, que seraient une société de production comme Premières Lignes et une émission comme Cash investigation ?

Nous aurions beaucoup de mal. Nous aurions beaucoup plus de difficultés, même si, quand nous lançons un sujet, nous ne le lançons par parce que nous avons des lanceurs d’alerte. Nous le lançons parce que nous pensons qu’il est important pour la société. Mais il est vrai qu’il y a de plus en plus de lanceurs d’alerte. Nous arrivons à un moment de tensions politiques et économiques telles qu’il y a de plus en plus de maillons de la chaîne qui craquent, dans le bon sens du terme en ce qui me concerne.

C’est très subjectif, mais je pense que quelqu’un qui fait partie d’un système inique, qui décide à un moment donné qu’il est en conflit éthique et révèle ce qu’il sait, je pense que cette personne est saine d’esprit, même si elle se met très en danger. On espère que toutes les promesses qui sont faites sur la protection des lanceurs d’alerte seront tenues.

Première Lignes est-elle repérée comme l’agence à contacter par les lanceurs d’alerte ?

À vrai dire, nous allons chercher les lanceurs d’alerte. Antoine Deltour, nous sommes allés le chercher. La plupart des gens, il faut les convaincre. Souvent, ils hésitent. Ce n’est pas rien de passer à l’acte. Il ne faut pas se représenter le travail de Premières Lignes comme le tri du courrier le matin avec la répartition des lanceurs d’alerte.

Comment êtes-vous allé chercher Antoine Deltour ?

Je serais incapable de vous le dire, très honnêtement. C’est Édouard Perrin qui a fait ce travail.

Aujourd’hui, l’Europe n’est-elle pas schizophrène en disant qu’il faut protéger les lanceurs d’alerte, d’un côté, et en votant la loi sur le secret des affaires, qui protège les sociétés, de l’autre?

Sur le secret des affaires, nous nous étions mobilisés en France, nous étions montés au créneau, car le sujet figurait dans le projet de loi Macron devant mener à la modernisation de l’économie. Nous avions créé un mouvement de journalistes et de citoyens, nous avions lancé une pétition, rencontré Emmanuel Macron (NDLR : le ministre français de l’Économie) qui avait accepté, pour éviter les tensions inutiles, de supprimer l’amendement sur le secret des affaires.

Nous savions que ça allait revenir par l’Europe, mais nous ne pensions pas que ça allait passer avec une telle majorité au Parlement, avec aussi peu de débat. Nous avons rencontré plusieurs fois Constance Le Grip, la rapporteuse du projet. À chaque fois, nous avions eu un dialogue de sourds avec elle. Ce qui est vrai, c’est que les journalistes sont relativement protégés.

Mais les lanceurs d’alerte sont protégés uniquement s’ils dénoncent quelque chose en rapport avec la santé ou l’environnement. Ce qui touche à la fiscalité, au droit du travail, à la finance, est hors cadre. Donc c’est vraiment une loi restrictive. Ce sera de toute façon au juge de décider. C’est protecteur sans protéger du harcèlement judiciaire.

Si, demain, Édouard Perrin, Antoine Deltour et le troisième lanceur d’alerte de l’affaire LuxLeaks, Raphaël Halet, sont condamnés, ne craignez-vous pas que cela dissuade les futures révélations?

Je n’espère pas. En tout cas, cela ne nous calmera pas. Nous ferons appel et nous irons jusqu’au bout. Nous nous en servirons comme tribune, comme exemple, parce que c’est une chose d’être condamné lorsque vous avez fait une sottise, lorsque vous avez donné un chiffre faux, que vous vous êtes trompé. C’en est une autre quand vous avez raison, que vous avez fait quelque chose de juste.

Avec LuxLeaks, nous avons fait quelque chose qui devrait aider l’Europe à mieux fonctionner et nous avons l’impression d’avoir fait quelque chose de juste. Moralement, nous avons raison.

Avez-vous été en contact avec les autorités luxembourgeoises?

Pas du tout. Mais nous avons un avocat à Luxembourg qui a l’air de dire qu’elles ne sont pas enthousiastes à l’idée de ce procès. Pour le Grand-Duché, ce n’est pas du tout favorable, ce procès. Cela peut être une victoire à la Pyrrhus pour PwC, car même s’ils gagnent, ils seront perdants. Nous serions les victimes qui ont raison face aux puissances de l’argent. C’est la définition du procès à la con pour eux.

Pensez-vous que le cabinet Mossack Fonseca, à l’origine de l’affaire Panama Papers, est à la recherche du lanceur d’alerte qui a livré les informations au journal allemand Süddeutsche Zeitung ?

Je peux vous le confirmer. C’est ce qui s’est passé à PwC. Les ordinateurs, aujourd’hui, parlent. Ils disent qui s’est connecté, à quelle heure et quel jour, si vous n’effacez pas vos traces.

Aujourd’hui, Cash investigation est-elle une émission qui fait peur?

Honnêtement, oui. Des sociétés comme Publicis proposent des formations pour répondre à Cash investigation. Nous sommes dans deux espaces-temps différents, nous et les sociétés auxquelles on s’adresse. Nous sommes dans un espace culturel américain. Aux États-Unis, vous avez accès aux responsables, car ne pas donner d’interview y est pire que d’en donner une. En France et en Europe, si on n’accorde pas d’interview, on croit ne pas autoriser le sujet. C’est le contraire. Si vous ne donnez pas d’interview, vous signez votre malaise.

De plus en plus, nos interlocuteurs les acceptent. Cela se passe bien. Nous sommes loyaux et intransigeants. Ceux qui ne répondent pas aux demandes vivent dans les années 50. Il faut comprendre que c’est fini. Après, je me pose des questions sur l’agilité intellectuelle de ceux qui nous gouvernent. S’ils sont aussi rigides que ça, nous sommes mal partis.

Peut-on dès lors dire que les choses bougent, grâce à LuxLeaks et aux lanceurs d’alerte comme Antoine Deltour et Raphaël Halet?

Et grâce à l’immense majorité des journalistes qui tentent de faire leur boulot, à faire, un peu, avancer le rocher de Sisyphe. Il nous redescendra sur la figure, il ne faut pas se faire d’illusions. Mais tant qu’il monte un petit peu, on aura gagné ça.

Christophe Chohin

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