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Violences faites aux femmes : «Il manque une vision politique»


«La domination patriarcale, c’est une société dans laquelle les hommes concentrent le pouvoir à tous les niveaux : au sein de la famille, dans l’éducation, dans la vie sociale et politique, dans le travail, etc.» (Photos : alain rischard)

Alors que l’Orange Week, semaine dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, débutera le 25 novembre, Rosa Brignone, la présidente et fondatrice de l’association Time for Equality, livre son analyse, sans langue de bois, de la situation au Luxembourg.

Les violences faites aux femmes n’épargnent pas le Luxembourg, confronté il y a encore quelques semaines à deux féminicides – un homme qui tue sa compagne à coups de marteau, un autre qui démembre une femme de son entourage – tandis que les sept foyers du pays d’urgence sont pleins à craquer.

D’après le Statec, près d’une femme sur trois au Grand-Duché a subi des violences physiques dans sa vie, un peu moins d’une sur trois a été victime d’une forme de violence sexuelle et une sur dix a subi un viol ou une tentative de viol. Rien que l’année dernière, la police a effectué 917 interventions pour violences domestiques et le parquet a été saisi de 1 420 dossiers pour ce motif.

Pour aborder ce sujet et mieux en comprendre les enjeux, nous avons choisi de solliciter Rosa Brignone, militante et experte de ces questions, dont l’association Time for Equality ne dépend pas du financement de l’État.

Qu’est-ce qui manque au Luxembourg pour éradiquer les violences faites aux femmes? Des moyens? De la volonté politique?

Rosa Brignone : Ce qu’il faut dire d’abord, c’est que, globalement, la lutte contre les violences faites aux femmes est difficile partout, même dans les pays censés être en avance, qui investissent beaucoup et dans lesquels une politique égalitaire est menée depuis longtemps déjà. C’est un sujet qui requiert des messages cohérents de la part des gouvernements et qu’on ne peut pas abandonner à la société civile.

Au Luxembourg, je constate à la fois un manque de vision politique et une méconnaissance des causes structurelles et systémiques de la violence exercée contre les femmes. Or elle découle directement de la domination patriarcale et d’une répartition déséquilibrée du pouvoir entre les femmes et les hommes dans la société : si on ne comprend pas ces mécanismes, qui sont à la racine du problème, comment mettre en œuvre une politique adaptée?

Des petites actions de sensibilisation par-ci par-là ne suffisent pas. Il s’agit d’aborder la violence contre les femmes et les filles comme l’expression d’une violation grave des droits humains, et d’intégrer les questions liées à l’égalité des genres dans tous les ministères, pas seulement un.

La formation de tous les acteurs impliqués – police, travailleurs sociaux, avocats, magistrats – aux mécanismes de la violence fondée sur le genre est aussi cruciale. Ces professionnels doivent pouvoir recueillir la parole de victimes, les écouter, en tenant compte des phénomènes de sidération ou d’amnésie traumatique qui sont reconnus aujourd’hui.

C’est quoi exactement la domination patriarcale?

Quand on parle de domination patriarcale, on parle d’une société dans laquelle les hommes concentrent le pouvoir à tous les niveaux : au sein de la famille, dans l’éducation, dans la vie sociale et politique, dans le travail, etc.

Dans l’emploi, on le voit bien : aux hommes, le travail « productif« , les missions valorisées et mieux rémunérées, les contrats à temps plein, les promotions et les échelons. Aux femmes, le travail « reproductif« , dans les secteurs liés à l’enfance, aux soins à la personne, à l’entretien, où elles assurent des missions d’assistance et des tâches peu valorisées. Le tout à temps partiel, puisqu’elles doivent concilier vie familiale et vie professionnelle.

Dans l’éducation, cela apparaît notamment dans les manuels scolaires, où les femmes sont invisibilisées : on ne parle que des grands écrivains, poètes, artistes et scientifiques. On n’enseigne pas que les femmes se sont, elles aussi, illustrées dans tous ces domaines. C’est une vraie censure de la contribution des femmes à travers les époques.

Et tout ça prend sa source au sein de la famille : les femmes et les filles s’occupent des repas, prennent en charge les tâches ménagères, etc. Cette distribution des rôles est intériorisée dès le plus jeune âge.

Les mentalités pèsent-elles aussi?

Longtemps, au Luxembourg, on n’a pas du tout parlé de ces sujets. Les violences, comme d’autres faits – le suicide par exemple – étaient passés sous silence en politique, mais aussi dans la presse.

Ces dernières années, les choses ont un peu bougé, notamment avec le remodelage de la population, de plus en plus cosmopolite. Mais les gens qui impulsent cette dynamique ne votent pas, ça a donc du mal à se traduire au niveau politique.

Et puis, il y a aussi cette tendance, très répandue, à croire que les violences n’existent pas ici. Ça m’a toujours frappée! J’ai encore entendu ce genre de réflexion récemment, à propos du féminicide. Cette idée que le pays serait miraculeusement épargné ou qu’il serait suffisamment outillé – tant en termes de structures qu’au niveau législatif – pour faire face à ces problèmes. Donc il n’y aurait pas besoin d’agir. C’est tout simplement hors de la réalité.

«Ce qui me désole, c’est de voir à quel point ces victoires restent fragiles et comment un retour en arrière peut s’enclencher en un claquement de doigts.»

Pourtant, un comité de coordination édite chaque année un rapport détaillé, sous l’égide du ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes.

Certes, mais les chiffres qu’il rapporte sur les violences domestiques font état d’une grande proportion d’hommes victimes par rapport aux femmes : même sans être un expert, il y a de quoi s’interroger! Le Luxembourg serait le seul pays de la planète où cela se passe comme ça. En fait, la méthodologie appliquée pose problème : quand on décortique ces données, on s’aperçoit que parmi les hommes victimes, ils comptent aussi les enfants de sexe masculin…

La convention d’Istanbul, ratifiée par le Luxembourg, prévoit la collecte de données spécifiques concernant les violences faites aux femmes et la violence domestique, avec l’objectif de construire des politiques efficaces. Or les autorités luxembourgeoises continuent à traiter ces données de manière neutre, en mettant hommes et femmes sur le même plan.

Selon moi, c’est intentionnel, afin de ne pas susciter trop d’opposition de la part des hommes et aussi de certaines forces politiques qui soutiennent que les hommes seraient alors discriminés. Ce qui n’est, bien sûr, pas le cas.

Dans ce contexte, comment évaluer l’ampleur des violences faites aux femmes au Luxembourg?

Récemment, le Statec a publié un rapport intitulé « Les femmes face à la violence«  et là, on voit que les résultats sont bien en ligne avec ce qui est observé dans d’autres pays : deux tiers des femmes au Luxembourg déclarent avoir été victimes de violences physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques au moins une fois dans leur vie.

Ce qui va à l’encontre du discours officiel du ministère. J’ai le souvenir d’un communiqué en 2021 qui affirmait que le Grand-Duché avait été relativement épargné par l’augmentation généralisée des violences domestiques constatée dans les pays limitrophes pendant la pandémie. On peut se demander si on est une exception ou bien si nos statistiques ne sont pas les bonnes… J’ai l’espoir que cela changera dans un futur proche, notamment grâce à la pression des instruments de comparaison européens.

Je voudrais en profiter pour insister sur le fait que les violences domestiques infusent absolument toutes les classes sociales : elles sont juste plus ou moins cachées. Et ce qui est encore moins visible au Luxembourg, c’est la situation d’une partie de la population qui reste hors des radars : beaucoup de femmes en séjour irrégulier ou en situation vulnérable ne demandent pas d’aide. Il faut garder à l’esprit que les chiffres se concentrent sur les segments les plus visibles.

Le féminicide aura bientôt un statut spécial dans le droit pénal en Belgique – une première en Europe. Pourquoi ce crime n’est-il pas un crime comme un autre?

Parce que le féminicide est l’expression ultime d’un continuum de violence fondée sur le genre. D’où l’importance de faire une différence, car cela a un impact au niveau de la prévention, de la protection et des sanctions. Je précise qu’à part la Belgique, il y a d’autres pays – comme l’Espagne ou l’Italie – dont les lois, même sans mentionner spécifiquement la notion de féminicide, prévoient des sanctions aggravées.

Dans les médias, on parle souvent de « drame familial » ou « divorce compliqué » en cas de féminicide. Quel impact cela peut-il avoir sur nos représentations de ces crimes? 

Les mots ont un poids. Lutter contre la violence commence par la nommer. Parler de « drame passionnel«  ou de « moment de folie«  contribue à la banaliser : on la place dans le contexte d’une relation d’amour, là où il s’agit d’une logique de possession et de domination des femmes. Ce n’est pas un « drame“, mais une tragédie annoncée!

Si les féminicides sont souvent perpétrés au moment de la séparation, lorsque la femme veut fuir, on constate toujours qu’ils ont été précédés de nombreuses violences. Ce n’est pas « un moment de folie« , mais « je te tue, parce que tu es à moi« .

On doit en finir avec cette rhétorique de l’homme « sans histoire« , « gentil« , qui « aimait sa femme«  et a « juste perdu le contrôle« , à qui on trouve toutes les excuses. L’impact ici est clair : cela renforce l’idée – fausse – que la violence arrive partout et sans véritable raison, ce qui est dangereux.

D’autant que le traitement réservé aux femmes victimes est tout autre : on les culpabilise – « a-t-elle cherché ce qui lui est arrivé?« , « comment était-elle habillée? – on les détruit, on juge leur mode de vie, comme si c’était leur procès.

Les femmes qui voudraient fuir sont confrontées au manque de place en foyer d’urgence : une cinquantaine sont sur liste d’attente. Comment expliquer qu’un pays comme le Luxembourg ne mette pas tous les moyens en œuvre?

C’est une question de volonté politique. Le Luxembourg a les ressources, tout dépend quelle priorité on se donne! J’ai connu une jeune femme victime de violence domestique qui, un matin, profitant de l’absence de son mari, a pris son bébé, quelques affaires et a trouvé le courage de frapper à la porte d’un foyer : on lui a répondu qu’il n’y avait pas de place. Elle n’a pas eu d’autre choix que de rentrer. L’homme, qui lui défendait de sortir, a contrôlé le compteur kilométrique de la voiture et l’a frappée. Mais si on écoute le discours des autorités, tout va bien, les services fonctionnent et sont suffisants…

Le travail du ministère est insuffisant. Pourtant, on continue de s’autocongratuler

Comment jugez-vous l’action du ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes?

Le travail du ministère est franchement insuffisant. Pourtant, on continue de s’autocongratuler et de penser qu’on est les meilleurs. Comme avec ce communiqué que je citais précédemment et qui vantait la bonne collaboration de toutes les structures en place. Quant au Plan d’action pour l’égalité, il ressemble davantage à une shopping list qu’à une véritable stratégie : encore une fois, ce qui est indispensable, c’est que la question de l’égalité des genres soit transversale et intégrée à l’ensemble des politiques du gouvernement.

Pourquoi a-t-on tant de mal à s’attaquer au problème des violences faites aux femmes dans nos sociétés?

C’est le poids des mentalités, du patriarcat, de la distribution inégale des pouvoirs entre hommes et femmes. On n’arrive pas à mettre ces questions sur la table. Et ce n’est pas le fait de placer une femme à un poste de pouvoir qui va tout changer : les stéréotypes sont intégrés dès l’enfance, elle-même est ainsi susceptible de répliquer certains mécanismes du patriarcat.

Vous qui suivez ce sujet depuis des décennies, quel regard portez-vous sur l’évolution des droits des femmes? 

Ce qui me réjouit, c’est de voir qu’il y a eu beaucoup de progrès et de droits acquis, surtout après les mouvements féministes dans les années 1970. Et ce qui me désole, c’est de voir à quel point ces victoires restent fragiles et comment un retour en arrière peut s’enclencher en un claquement de doigts. Ce backlash est partout aujourd’hui. La preuve avec le recul du droit à l’avortement aux États-Unis. La célèbre phrase de Simone de Beauvoir, « il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question« , est plus actuelle que jamais.