Au Luxembourg, où le modèle conservateur pèse encore lourd, les femmes sont nombreuses à ne pas travailler au profit de leur famille : un sacrifice qui se retourne contre elles et qu’elles paient cher en cas de séparation.
Plus confidentielles que les violences physiques ou psychologiques dont on parle beaucoup, les violences économiques que subissent les femmes au Luxembourg sont une réalité encore trop souvent ignorée, y compris dans les commissariats et les prétoires.
Maître Françoise Nsan-Nwet le constate tous les jours : alors qu’elle soutient des femmes en plein divorce, elle décrit une période extrêmement critique pour certaines, qui doivent retrouver leur autonomie après parfois des décennies sous la coupe de leur conjoint.
Engagée aux côtés de l’association La Voix des survivant-e-s, l’avocate met en lumière les failles des institutions et livre ses pistes pour aider ces femmes en perdition.
Comment définir les violences économiques?
Maître Françoise Nsan-Nwet : Elles prennent deux formes. La première, c’est la violence financière du quotidien dans le couple – qui va d’ailleurs de pair avec l’emprise psychologique car on ne voit pas ça dans une relation saine – où l’un va dominer l’autre par des moyens financiers : l’un des deux n’a pas de revenus propres, ou l’un capte les revenus de l’autre.
On voit des situations où la femme doit, par exemple, détailler chaque dépense à son mari avant d’aller faire les courses. Ce qui revient tout simplement à une mise sous tutelle : la personne est déresponsabilisée, durant des décennies de mariage parfois. Elle est « le pauvre » du couple.
La deuxième, c’est la violence économique institutionnalisée. Si le système social luxembourgeois est performant, il ne reconnaît pas la précarité qui peut frapper les femmes. On manque cruellement de structures d’accueil et d’accompagnement, et c’est dangereux, car elles sont souvent mamans et ont leurs enfants avec elles.
Qu’observez-vous auprès des femmes que vous accompagnez?
Beaucoup de mes clientes, arrivées au Grand-Duché via un regroupement familial, sont isolées et privées d’argent une fois sur le sol luxembourgeois, car le Revis est versé sur le compte du mari.
Alors qu’elles étaient indépendantes dans leur pays, elles se retrouvent tributaires de leur conjoint, ici, au Luxembourg. Et ces situations de violence économique sont loin de ne concerner que les femmes issues de l’immigration.
Je constate le même phénomène chez des femmes luxembourgeoises : au moment de divorcer, ces épouses qui ont sacrifié leur vie au profit de la carrière du mari et ont élevé leurs enfants se retrouvent sans ressources au bout de 15, 20 ou 30 ans! La séparation est marquée par ce déséquilibre des forces et le divorce se fait au désavantage des femmes. Les cas sont bien plus nombreux qu’on ne le pense.
Ce qui me révolte, c’est que cet aspect-là n’est pas pris en considération par les tribunaux. La justice reste très froide sur ces questions, car elle se base sur des preuves, des éléments tangibles et concrets. Or, on parle ici de ressenti et d’accords familiaux tacites mis en place petit à petit au cours de toute une vie.
Dans les foyers d’urgence, on peut croiser des femmes originaires de Syrie et d’autres nées au Luxembourg dans la même situation
Dans quelle situation se retrouvent-elles?
Elles tombent dans une grande précarité, à un âge où elles sont proches de la retraite mais ne toucheront quasiment pas de pension, où elles devraient être en sécurité au niveau du logement mais doivent quitter leur maison. Elles sont déstabilisées au niveau affectif, dans le tumulte du divorce, et leurs enfants devenus adultes ne sont plus investis, ce qui réduit d’autant leur réseau de soutien.
On voit des femmes qui ont vécu dans des milieux aisés et qui n’ont pas d’autre choix que de demander une place en foyer. Là, on mesure la brutalité de cette violence économique.
C’est frappant : dans les foyers d’urgence, on peut croiser des femmes originaires de Syrie et d’autres nées au Luxembourg dans la même situation. Et la question de l’aide qu’on peut leur apporter se pose aussi : par rapport aux violences physiques ou psychologiques qu’on peut traiter, que faire quand la personne n’a tout simplement pas d’argent?
Le Luxembourg est-il un cas particulier?
Oui, dans le sens où le modèle familial conservateur a longtemps valorisé la femme au foyer qui s’occupe des enfants, avec un mari qui travaille et subvient à lui seul aux besoins. Dans le pays, les cas de femmes qui arrivent à la cinquantaine et se retrouvent complètement démunies après avoir mis leur propre vie entre parenthèses – la plupart ont fait des études – sont ainsi très répandus.
L’écart des revenus au sein des couples luxembourgeois est aussi bien plus important qu’ailleurs. En France, c’est plutôt équilibré, avec une société homogène et des ménages appartenant à la classe moyenne.
Le taux d’emploi des femmes est aussi plus haut : en cas de séparation, la chute du niveau de vie se limite alors à la perte du second revenu – celui du conjoint –, là où les Luxembourgeoises, elles, perdent le seul et unique revenu dont elles disposaient.
L’idée qu’un conjoint avec des hauts revenus va forcément devoir verser une pension alimentaire élevée est fausse
Le juge ne leur accorde-t-il pas une pension alimentaire?
Si, mais elle n’est pas prévue pour compenser l’effondrement du niveau de vie, comme la prestation compensatoire en France par exemple. Et son attribution ainsi que son montant sont fixés de manière très stricte, avec des critères précis dont la capacité à reprendre une activité professionnelle.
L’idée qu’un conjoint avec des hauts revenus va forcément devoir verser une pension alimentaire élevée est fausse. Et globalement, la somme fixée se réduit aujourd’hui de plus en plus.
Et puis, au-delà du cadre légal, il y a la réalité : le conjoint rechigne souvent à payer la pension, retarde le virement dans le mois pour asphyxier son ex, ou « oublie » de la verser, ce qui maintient la domination et constitue une véritable arme économique au final.
Qu’est-ce qui manque pour faire bouger les lignes?
La formation des professionnels, policiers et magistrats, aux mécanismes de l’emprise psychologique, car elle peut être très déstabilisante quand on travaille au contact de victimes. J’en ai moi-même fait l’expérience. On se bat avec toute notre énergie, on n’en dort plus, tout ça pour que trois mois plus tard, la femme se remette avec son mari violent.
Les agents de police, les avocats, on travaille dans l’humain, on fonctionne à l’empathie. Or, pour un être humain normalement structuré, impossible de comprendre pourquoi une femme battue retire sa plainte, retourne auprès de son bourreau, ou lui cède la maison alors qu’elle avait eu gain de cause au tribunal.
On doit garder la tête froide car les revirements sont nombreux. Parfois, une victime se croit prête à affronter une séparation, mais je vois bien qu’elle ne l’est pas.
Or, ça peut mener à des drames, on le voit dans l’actualité : des femmes qui reviennent voir les policiers après avoir maintes fois changé d’avis et qui ne sont plus prises au sérieux. Avec une formation, ils sauraient identifier le cycle de la violence et réagir en conséquence.
Et dans ce cadre, l’information et la pédagogie des victimes elles-mêmes sont indispensables. Le moment de la séparation est chaotique pour elles : c’est le premier jour de la reconstruction de leur vie. Or, ces femmes sont souvent épuisées psychiquement, en pleine perte de repères, et en souffrance.
Sans une prise en charge psychologique adéquate, elles sont plus susceptibles de renouer avec leur routine, aussi violente soit-elle. D’où la nécessité absolue de condamner les auteurs de violences à payer les frais de suivi psychologique.
hélas, les violences économiques sont plus subtiles et implicites et pour cela, il est facile de les passer sous silence au Luxembourg. S’y ajoute le coût de la vie qui met les femmes encore davantage dans la précarité. Les modalités de l’assistance judiciaire aux victimes est à mon avis un autre gros dossier à traiter!