Grâce à l’initiative d’Eddie, qui s’est transformée en chaîne de solidarité, déjà plus 50 trajets en voiture ont permis d’amener près de 200 réfugiés de la frontière ukrainienne au Grand-Duché.
Peu après le début de la guerre, parmi toutes les initiatives qui ont fleuri sur les réseaux sociaux, le message d’Eddie Berkovitch n’est pas passé inaperçu. Il a lancé un appel à ses amis pour devenir conducteurs bénévoles et aller chercher des réfugiés ukrainiens aux frontières avec leurs propres véhicules. Des personnes qui n’ont aucun lien avec ce pays ont répondu à l’appel de bon cœur.
«Si moi je viens d’Israël et vis depuis huit ans au Luxembourg, ma femme est elle née en Ukraine, explique le père de deux enfants. Ses parents ont quitté l’Ukraine pendant la guerre. Ils habitaient entre Kiev et le nord du pays et ils ont rapidement été coincés sous les bombardements alors que les forces russes avançaient vers eux. Ils ont dû se cacher pendant une semaine dans la cave, sans électricité et avec très peu de nourriture dans la terreur. C’est un vrai miracle qu’ils aient réussi à s’enfouir. Ils sont sortis de l’Ukraine en passant par la Roumanie et sont allés jusqu’à Vienne. C’est là que je les ai récupérés pour les ramener chez nous où ils sont toujours.»
Il aurait pu s’arrêter là, mais cela lui paraissait impensable. «Mes grand-parents ont fui la Roumanie pendant la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils étaient juifs. Je connais cette histoire et je sais ce que signifie de tout perdre, de partir avec une paire de chaussures, un pantalon, un manteau, de ne plus avoir sa maison, ses amis… C’est ce que vivent ces gens maintenant. Quand tu perds tout et que quelqu’un t’aide ne serait-ce qu’une journée ou en te donnant à manger alors que tu es désorienté et seul, c’est précieux. Je ne pouvais pas rester assis là à ne rien faire.»
Il s’est alors tourné vers l’ASBL LUkraine et, avec le soutien de cette association, il a «essayé de créer quelque chose». C’est à ce moment-là qu’il dépose un message sur Facebook faisant appel à ses amis, son réseau. Les réponses vont aller au-delà de ses espérances.
Depuis, Eddie passe ses soirées voire ses nuits sur son téléphone, son principal outil, à organiser et coordonner les bénévoles.
Un potentiel encore sous-exploité
Très investi dans son travail, un poste à responsabilité dans le software, c’est tout son temps libre qu’il sacrifie et son sommeil aussi. Épuisé mais heureux de cet élan de solidarité, il est maintenant entouré d’une centaine de personnes qui s’investissent comme lui.
Plus de 50 trajets ont déjà été effectués par des dizaines de chauffeurs, certains ont déjà fait l’aller-retour plusieurs fois. «Il y en a deux ou trois qui sont même restés sur place, quand ils ont vu toute la souffrance à la frontière, ils n’ont pas pu se résoudre à revenir. Ils se rendent utiles là-bas», précise Eddie.
Près de 200 réfugiés, essentiellement des femmes, des enfants et des personnes âgées, ont été amenés au Luxembourg grâce à ces volontaires qui passent avant chaque départ à l’hôpital Robert Schumann, où de l’aide humanitaire, notamment des habits chauds, attend au dépôt d’être acheminée aux frontières.
Si au début c’était un peu «le bordel», aujourd’hui l’équipe ne laisse plus la place à l’improvisation. Les chauffeurs doivent respecter une charte avec plusieurs règles dont l’interdiction d’emmener des armes. Sur place, les conducteurs savent exactement qui récupérer et à qui s’adresser.
Le ministère des Transports et celui des Affaires étrangères s’attellent également à leur faciliter le travail, notamment en facilitant l’émission de certains documents gratuitement.
Deux groupes sur l’application de messagerie Telegram sont continuellement alimentés, l’un par les chauffeurs qui attendent leur départ, l’autre par les chauffeurs sur la route. Ces derniers se donnent en temps réel des informations, comme la présence de contrôles de police.
Seuls les réfugiés ayant un pied à terre au Grand-Duché, chez leur famille, leurs amis ou connaissances, sont récupérés par les chauffeurs bénévoles.
«Les associations, Caritas et la Croix-Rouge, n’ont pas assez de personnel pour examiner tous les foyers qui désirent accueillir des réfugiés. Or c’est important, car il s’agit surtout de femmes et d’enfants, ils sont vulnérables et ne peuvent pas être envoyés chez n’importe qui sans vérification. C’est impératif mais c’est dommage car pendant ce temps il y a des gens à la frontière ukrainienne qui souffrent, qui ont froid et certains peuvent en mourir», s’inquiète le quadragénaire.
«Nous avons une équipe de gens exceptionnels. Si demain le système permet d’amener plus de gens plus rapidement, nous pourront faire beaucoup plus, notre potentiel est encore sous-exploité», estime Eddie qui, comme le reste de l’équipe, se tient prêt.
Le confort d’une voiture après un périlleux voyage
Frédéric est l’un des premiers à avoir répondu à l’appel Facebook d’Eddie Berkovitch. Les deux hommes se sont rencontrés dans le monde professionnel au Luxembourg, mais se connaissaient peu. Étant disponible à ce moment-là, Frédéric a voulu se rendre utile.
Mardi de la semaine dernière, il a pris la route accompagné d’une autre voiture : «On essaie de partir en convoi à deux ou trois voitures pour s’entraider en cas de problème. La famille nous attendait à Cracovie, en Pologne. Ils n’ont pas de voiture et avant qu’on les retrouve, ils avaient déjà parcouru un long trajet. La mère, Natalya, ses deux fils et un neveu viennent de la ville de Dnipro (à l’est de l’Ukraine). Ils ont d’abord voyagé à pied, puis ils ont pris les transports en commun avec la peur d’être bombardés. Pour éviter de rester dans le froid à la frontière et dans la zone d’engorgement, ils ont pris le train jusqu’à Cracovie où ils ont pu loger dans un appart-hôtel.»
Dans leur pays, la famille jouissait d’une bonne situation, Natalya a un poste à responsabilité dans une banque. Son employeur a accepté de lui donner une avance sur son salaire, leur permettant de fuir, mais si elle ne revient pas travailler avant fin mars, elle perdra son emploi.
Au moment de quitter le pays, leur ville était encore épargnée par la guerre, désormais sur les cartes où l’on voit l’avancée des troupes russes, elle apparaît en rouge, pilonnée par les bombes.
Le père est lui resté sur place, dans la milice à l’entrée de la ville. À un an près, le fils aîné de 17 ans aurait lui aussi dû prendre les armes. «Moi aussi j’ai une fille de 19 ans, je ne peux même pas l’imaginer un instant prendre les armes, c’est fou, ils sont trop jeunes», raconte Frédéric qui vit en Belgique.
Dans la voiture, la famille qui n’avait jamais quitté l’Ukraine découvre avec étonnement l’Allemagne et le Luxembourg.
«Après un voyage périlleux et épuisant, c’est confortable de faire le trajet en voiture. En train, cela aurait été beaucoup plus long. Nous nous sommes arrêtés pour dormir à Francfort, dans ma famille. En tout le trajet m’a pris deux jours et demi. Seul le fils parlait un peu anglais, alors dans la voiture tout le monde a utilisé Google Translate pour communiquer.».
Frédéric revient avec des souvenirs intenses et la sensation de s’être enrichi de cette expérience. «Je voyais dans leurs regards le soulagement et la reconnaissance. Cela fait du bien d’aider les autres.»
Audrey Libiez