Fin du salariat, robotisation, ubérisation à tout-va…. Voilà l’avenir de nos sociétés modernes. Le Luxembourg est-il prêt à accomplir sa troisième révolution industrielle ? Oui, répond Michel-Édouard Ruben, membre de la Fondation IDEA, un think tank de la Chambre de commerce. Mieux : la mue aurait même déjà commencé.
« L ‘économie, c’est sérieux, mais ça ne doit pas être grave », sourit Michel-Édouard Ruben. Un principe qu’il tente d’appliquer, même face à des sujets aussi anxiogènes que la fin du travail, le règne des robots et l’ubérisation.
Dans son dernier rapport, intitulé «Fin du travail(?), robotariat (?), ubérisation (?), et (possible) modèle social du futur!», il oppose aux craintes liées à ces mutations profondes sa confiance dans l’avenir du Grand-Duché.
Et pourquoi donc? « Pour plusieurs raisons. D’abord, ce n’est pas pour faire l’apologie du Luxembourg, mais ce pays a compris qu’il ne faut pas être qu’un État protecteur ou régulateur, mais aussi un État investisseur. Or si beaucoup d’autres États investissent dans la vieille économie (énergie, construction, industrie, finance…), le Luxembourg est en avance sur son temps. Il regarde surtout vers l’avenir et les technologies dites de rupture (intelligence artificielle, robotique, impression 3D, objets connectés…) », constate ce membre de la Fondation IDEA (Chambre de commerce).
Il cite bien entendu SES, le fleuron spatial luxembourgeois, mais aussi les entités innovantes comme la House of FinTech, Luxinnovation, ou encore le Digital Tech Fund.
« Et vous connaissez le dicton : au Luxembourg, les chemins sont courts. La petite taille de l’économie est paradoxalement un atout, puisqu’il est plus facile de faire bouger un pays de 500 000 habitants qu’un de 60 millions. La preuve : les entreprises sont intelligentes et elles coopèrent, les partenaires sociaux veillent à défendre l’intérêt commun, les infrastructures sont performantes…»
Tout comme il loue la richesse et la stabilité du pays. « Il y a eu une crise financière mondiale, et le Luxembourg s’en est relevé très vite. Il y a eu les LuxLeaks, et la place financière est restée solide. Ça et sa dette maîtrisée montrent que le Luxembourg a les reins solides. »
Besoin de travailleurs qualifiés
Et qui dit secteurs d’avenir dit formations d’avenir. Là encore, selon lui, les feux sont au vert : « On dit souvent qu’il y a un problème d’éducation au Luxembourg, ce que pointe notamment le rapport PISA. C’est en partie vrai. Mais une autre vérité, c’est que les salariés sont globalement mieux formés que dans d’autres pays. Deux emplois sur trois qui se créent au Luxembourg nécessitent un bac+5! Le Luxembourg a l’ambition d’avoir une population qualifiée, car c’est un pays qui veut rester ultracompétitif et productif, conditions indispensables pour affronter la troisième révolution industrielle. »
Dans son rapport, l’économiste livre donc son regard sur plusieurs défis liés à la troisième révolution industrielle : la fin du salariat, la nécessaire régulation des technologies disruptives, le besoin de protection sociale ou encore les emplois de demain.
Des projections et commentaires souvent optimistes. Voire trop? Seul l’avenir dira s’il avait raison…
Dossier : Romain Van Dyck
La fin du salariat ?
La fin du salariat et l’essor prochain de nouvelles formes de travail est une croyance très répandue, constate Michel-Édouard Ruben.
Elle est « entretenue par des études et médias qui annoncent (le plus souvent sans nuance) que des millions d’emplois vont disparaître à cause de la troisième révolution industrielle en cours ». Il faudrait donc s’attendre à terme à une part prépondérante de travailleurs indépendants et un net recul du «salariat».
Pourtant, la recherche économique n’a en réalité pas d’avis définitif sur la question. Elle dit même que l’automatisation va davantage «transformer» les emplois que les «remplacer», et que si des tâches seront probablement automatisées, cela ne veut pas dire que des «masses» d’emplois le seront.
De plus, les études qui concluent qu’entre 30 et 50 % des emplois risquent d’être supprimés oublient plusieurs facteurs, comme l’acceptation sociale, le contexte institutionnel et règlementaire, et les conditions de rentabilité économique.
Et l’économiste cite un chiffre encourageant : chaque emploi créé actuellement par le secteur de la haute technologie entraîne en moyenne la création d’entre trois et cinq emplois complémentaires. L’emploi industriel a même mieux résisté depuis les années 2000 dans des pays fortement robotisés (Allemagne, Corée, Japon) que dans d’autres qui le sont moins (Royaume-Uni, France, Italie).
52% des emplois menacés d’ici 10-15 ans
Selon une étude d’ING publiée en 2015, au Luxembourg, près de 52 % des emplois seraient menacés d’automatisation ou de disparition d’ici 10 à 15 ans. Un taux particulièrement élevé, mais qui est proche d’une autre étude (Bowles, en 2014), qui estime à 54 % ce taux pour les pays de l’Union européenne.
La troisième révolution industrielle
Pour l’économiste américain Jeremy Rifkin, la seconde révolution industrielle est en fin de vie. Après la première révolution, basée sur le charbon et la machine à vapeur, et la seconde, celle du pétrole, de l’électricité et des télécommunications, une transition s’amorce donc vers la troisième, caractérisée par la convergence des TIC, des énergies renouvelables et de nouveaux moyens de transports connectés.
Décentraliser les moyens de production grâce à des technologies comme les imprimantes 3D, utiliser les «réseaux intelligents» pour gérer les énergies renouvelables et remettre l’humain au cœur des révolutions technologiques : voici quelques pistes suggérées par Rifkin.
Or le Luxembourg est le premier pays à s’engager à l’échelle nationale sur la base de ces recommandations.
Rifkin : un (coûteux) rapport pour rien?
Le rapport de Michel-Édouard Ruben débute par un tacle au gouvernement et à son nouveau «maître à penser», Jeremy Rifkin. Il y a quelques mois, le célèbre économiste américain a remis une coûteuse étude (près d’un demi-million d’euros) commandée par le Luxembourg sur la troisième révolution industrielle.
Or « beaucoup de ce qui a été dit dans le rapport Rifkin ne fait que valider ce que le Luxembourg a déjà ou est déjà en train de faire », remarque Michel-Édouard Ruben. À savoir « investir dans la mobilité durable, développer l’économie circulaire, réinventer la finance, renouer avec une ambition industrielle, augmenter les compétences TIC de la population »…
De ce fait, le Luxembourg aurait mieux fait de commander « u ne étude sur l’étape d’après, à savoir la mise en place d’une protection sociale compatible avec la troisième révolution industrielle et l’organisation future du travail ». Le rapport Rifkin ne comporte selon lui que de «timides» recommandations en ce sens. Or, « dans une société automatisée et ubérisée, la demande de protection sociale sera d’autant plus forte!
Car dans un environnement disruptif, je ne crois pas à une prospérité sans protection sociale ni institutions régulatrices. Si le Luxembourg marche bien, c’est aussi parce qu’il y a une protection sociale, des partenaires sociaux, des lois, des règles, et d’autres facteurs institutionnels qui favorisent la création de richesses et organisent la redistribution de la prospérité…»
Faire des machines nos alliées
Mieux former la population constituera la meilleure des protections sociales contre la «brutalité» des technologies de rupture.
Continuer à s’appuyer sur le système actuel de protection sociale, tout en l’adaptant aux évolutions sociétales en cours : voici la recette de Michel-Édouard Ruben pour contenir la «brutalité» de certains nouveaux modèles économiques.
En particulier, la première des protections sociales continuera d’être l’éducation et la formation (quasi) permanente. « Soixante-dix pour cent des enfants qui sont actuellement en préscolaire auront, lorsqu’ils arriveront sur le marché du travail, des emplois qui n’existent pas encore aujourd’hui. On voit beaucoup les arbres qui tombent, mais pas assez les arbres qui poussent! La protection sociale du futur sera toujours liée à l’éducation. »
Machines, travailleurs : qui prendra le dessus?
Donc la vraie question va être : « Est ce qu’on sera dans une économie spécialisée, où des gens bien formés utiliseront les machines, ou dans une économie d’automatisation, où les machines prendront le dessus sur des travailleurs sous-qualifiés? » Un triple défi à cet égard sera de garantir à la population active la mise à jour nécessaire de ses compétences, de davantage «féminiser» certains cursus qui risquent de connaître des déficits de compétences, et de valoriser l’apprentissage auprès des étudiants, estime-t-il.
Par ailleurs, face à la concentration de l’activité et l’apparition de conglomérats hégémoniques, l’économie mondiale risque de se transformer en une économie de «superstars». Ce risque suppose que les États retrouvent leur «ambition» d’investisseur. L’approche de l’État luxembourgeois qui ambitionne avec le Digital Tech Fund de multiplier les investissements dans les «technologies de rupture» semble donc pertinente – voire avant-gardiste, se réjouit l’économiste.
Quels emplois pour nos enfants?
Prenez un agriculteur du Kirchberg dans les années 80 et faites-le voyager jusqu’à notre époque. Puis imaginez sa surprise lorsqu’il apprend que la population a progressé de 367 000 habitants en 1985 à 576 000 en 2015 (+56 %), tandis que le nombre de veaux, vaches et cochons a chuté sans que la population ne souffre de malnutrition! Et il aurait certainement du mal à comprendre ce qu’est un «data scientist», un «journaliste web», ou encore un «ministre du Développement durable».
Bref, poursuit l’économiste, prédire les réussites futures du Luxembourg (dans les technologies de l’espace, les TIC, les sciences de la santé, l’industrie, la logistique, la finance et de nouveaux domaines) nous place dans la même position que l’agriculteur des années 80 : il est tout simplement impossible de «savoir» quels seront les emplois de demain.
Par contre, on peut déjà prédire certains besoins. Le nombre moyen de pensions payées par le Grand-Duché – qui a progressé de 53 % entre 2000 et 2015 – devrait continuer d’augmenter à un rythme soutenu. Un volume important de postes serait donc à remplacer dans les prochaines décennies. Ces postes ayant gagné en complexité, la technologie ne permettra sans doute pas de tous les automatiser, ce qui, de facto, «garantit» une demande de main-d’œuvre, estime-t-il.
Commentaires
Des propositions « bizarres »
Serge Allegrezza, Statec
«Je ne comprends pas la critique acerbe qui frappe l’étude collaborative commandée à Jeremy Rifkin. Il y a maintenant de nombreuses études académiques sur le sujet, souvent d’excellente facture, des rapports commandés par les pouvoirs publics… Chacune apporte un éclairage souvent complémentaire. […]
Il y a à mon avis deux questions fondamentales. Premièrement, la question est de savoir si l’emploi total va se contracter substantiellement à la suite de la robotisation accélérée ou bien augmenter temporairement comme le prétend Rifkin. Deuxièmement, la question de la transformation du poste de travail et de son statut en termes de qualifications, de contrat, de rémunération. Le document (de Michel-Édouard Ruben) les effleure en diagonale, il ne les discute pas sur le fond. […]
L’auteur semble se placer dans le contexte de l’ubérisation du travail – sans préciser ce que cela comprend – et remet en question le substrat juridique du travail salarié tel que nous le connaissons ainsi que les dispositifs de protection sociale.
C’est là qu’on assiste à un florilège assez amusant de propositions bizarres ou osées, comme la suppression des Chambres professionnelles et organisations syndicales et patronales au bénéfice d’une «maison de l’activité», la revendication d’une réduction du temps de travail (bien vu!). […]
L’auteur n’a pas livré l’articulation argumentée entre les tendances supputées de la technologie et la liste de remèdes disparates envisagés.»
La « destruction créatrice »
Rachida Hennani, économiste
«Plutôt que « la fin du travail », c’est surtout la fin d’une forme de travail qui fait débat : une forme complètement ancrée dans les modèles économiques et sociaux actuels. […] Au travers de ce questionnement, c’est la remise en cause des systèmes de protection sociale qui progressivement paraissent (mais il faut se défier des jugements hâtifs) inadaptés à la société.
Une possible baisse progressive du salariat et l’émergence d’une nouvelle forme d’activité doivent être anticipées et intégrées comme une évolution future inéluctable : l’approche candide selon laquelle les robots vont remplacer tous les emplois et l’avènement certain d’une société robotisée, inhumaine, aseptisée, infiltrée par l’intelligence artificielle et profitable au plus petit nombre (« the winner takes it all ») est remise au goût du jour, en dépit des exemples concrets qui montrent que le numérique est souvent devenu un allié plutôt qu’un ennemi de l’emploi. Pour paraphraser Fréderic Martel, l’ère de l’économie de la «destruction créatrice» est arrivée. […]
Le modèle social doit se réinventer pour s’adapter aux nouvelles réalités. Et si ce renouveau passait par une approche qui associerait à l’évolution et la mutation du travail une politique sociale productive? Le modèle suédois, qui propose des services universels de qualité accessibles à tous et qui permet une redistribution plus forte, pourrait être décliné pour une société des activités.»
« Un cocktail explosif »
Franz Fayot, député LSAP
«La disruption du monde du travail à l’aube de la troisième révolution industrielle est assurément l’un des enjeux majeurs auxquels devra faire face le personnel politique, au Luxembourg et ailleurs. La peur des destructions massives d’emplois, la crainte d’une précarisation des travailleurs les moins formés, le questionnement sur la compétitivité et la créativité de nos entrepreneurs – tout cela constitue un cocktail explosif […]
D’autant plus que l’année 2016 a montré que le fonctionnement de nos démocraties est lui-même exposé à la disruption par des démagogues qui parviennent désormais à gagner des élections en proposant de fausses solutions aux perdants de la globalisation : la Grande-Bretagne lutte avec un Brexit qui s’annonce compliqué et la présidence de Donald Trump est une attaque quotidienne contre l’État de droit américain. Le fonds de commerce de ce populisme radical étant la peur, et quoi de plus angoissant que la peur de l’avenir, il faut formuler une réponse politique satisfaisante à ces défis, si on veut éviter que la disruption technologique contribue à aggraver la disruption démocratique. […]
Quelle que soit, au final, l’envergure de l’effet de la troisième révolution industrielle sur le travail, ne pas en discuter, ne pas y réfléchir, ensemble, serait irresponsable à l’égard des générations futures, car, comme le souligne l’auteur de la note IDEA, ce n’est pas que la manière de travailler qui en dépend, mais aussi notre système de pensions et de sécurité sociale.»