Les gouvernements belge et luxembourgeois se retrouveront le 29 mars à Bruxelles pour un nouveau sommet intergouvernemental. L’occasion pour Thomas Lambert, ambassadeur belge au Luxembourg, de faire le point sur son travail et les relations entre les deux pays.
Quel bilan faites-vous de ces trois années à la tête de l’ambassade belge au Luxembourg?
Thomas Lambert : J’en tire un bilan vraiment positif jusqu’ici. On ne s’ennuie jamais au Grand-Duché! (Il rit.) J’ai un agenda très chargé, mais c’est un choix. Il y a beaucoup de choses à faire dans ce petit pays, contrairement à ce qu’on peut penser. C’est aussi ce qui fait le caractère unique du Luxembourg : le monde entier passe par ici, c’est très international. En pratique, je travaille beaucoup au niveau économique, mais pas uniquement pour la Belgique et le Luxembourg, je suis sans cesse plongé dans le bain européen aussi. Je regarde ce que je peux résoudre à mon niveau, avec mes collègues du Benelux.
Vous avez commencé en tant qu’ambassadeur durant la période covid. Quel impact a eu cette crise sur votre travail?
Un impact assez sérieux, je dois dire. Dans la mesure où un diplomate, surtout un qui arrive en poste, doit se faire un réseau, rencontrer des gens… Par la force des choses, tout a été au ralenti. J’utilise l’image d’une voiture qui doit rouler avec le frein à main serré et en mettant les « warnings« : parfois, on peut avancer un peu plus, parfois, il faut ralentir. Mais ça appelle à la créativité! J’ai trouvé des subterfuges pour accueillir des gens à l’extérieur de ma résidence, en leur précisant bien : « Pas de cravate, mais plutôt un pullover s’il vous plaît« (il rit) et ça a eu beaucoup de succès. Donc même si nous avons tourné au ralenti quelque temps, j’ai tout de même trouvé le moyen de m’établir un réseau de contacts.
Il faut trouver un standard européen pour le télétravail
Et sur les relations belgo-luxembourgeoises?
Là encore, il a fallu être créatif! Nous avons très vite compris, redécouvert la réalité transfrontalière et le caractère unique du Grand-Duché, ce qui n’était plus vraiment sous les radars à Bruxelles. Nous avons donc créé un organe temporaire, une commission mixte qui pouvait être activée par l’un ou l’autre pays en cas de problème. C’est pour moi l’illustration que les relations entre nos deux pays se passent très bien, surtout que nous n’avons dû l’activer qu’une seule fois durant la crise!
C’était à un moment où, côté belge, nous voulions renforcer les contrôles aux frontières : là, le Luxembourg nous a contactés pour dire qu’il y avait un problème, vu les particularités du modèle économique luxembourgeois, alors nous avons tout de suite trouvé une solution, ensemble. C’est un modèle qui a marché et qui a permis de sauvegarder les flux transfrontaliers durant la journée. Et ce type de commission a même intéressé nos homologues allemands!
Le paradoxe de la période covid, c’est que nous avons intensifié nos relations : nous les avons élargies à la santé, qui, auparavant, n’était peut-être pas le domaine où nous avions le plus de discussions dans nos relations bilatérales. Mais nous avons pu réagir et tirer les bonnes leçons. Nous avons trop tendance, en Europe, à segmenter, à regarder État membre par État membre, alors que près d’un tiers des Européens passent une fois par jour une frontière, que ce soit pour des raisons professionnelles ou autres. Ça aussi, c’est l’Europe et c’est quelque chose qui va gagner en importance à l’avenir.
L’Union européenne doit prendre conscience des flux frontaliers et que nos frontières sont aujourd’hui bien relatives. Peut-être que les pays du Benelux sont un peu plus à l’avant-garde sur ces questions-là… Mais dans ce cas, devenons les pionniers européens pour pousser vers une meilleure fluidité, de meilleures relations transfrontalières.
Ces derniers mois ont aussi été marqués par la guerre en Ukraine : qu’est-ce que cela a changé dans les relations belgo-luxembourgeoises et européennes, selon vous?
Sur l’approche de la Russie, nos deux pays, mais aussi les autres États membres de l’Union européenne, sont très unis. Cette crise a soudé les liens, notamment avec l’OTAN. Nous avons compris qu’il fallait serrer les rangs. Nous assumons les sanctions, le gel des avoirs russes, etc., en Belgique et au Grand-Duché. Nous faisons ce qu’il faut faire, même si nous n’avons, bien sûr, aucun problème avec le peuple russe. Mais les choix sont sur la table de monsieur Poutine.
Quant au peuple ukrainien, il peut compter sur notre solidarité. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour le soutenir face à cette agression que nous ne pensions plus voir un jour en Europe. Le revers « positif« , si je peux dire, c’est que l’Ukraine est désormais sur un chemin européen, c’est irréversible. Elle fait déjà partie de la famille européenne au sens large, mais je pense que nous verrons des liens plus solides et plus proches, un jour.
Vous vous êtes exprimé, à la suite du débat sur le télétravail frontalier à la Chambre des députés, en soufflant quelque peu les espoirs de voir les quotas augmenter encore ces prochains mois… Expliquez-nous.
J’assume ce que j’ai dit. Nous venons seulement de ratifier un accord, c’était même un cadeau sous le sapin de Noël le 22 décembre dernier, et pour nous, c’était le produit d’une négociation au sein de l’UEBL qui doit désormais trouver son équilibre. Nous verrons dans quelques années. Il y a une clause de révision prévue en 2031, nous verrons bien alors dans quelle mesure le télétravail, qui a la cote en ce moment, va se stabiliser ou augmenter davantage.
Il faut aussi voir d’autres initiatives, comme la création d’espaces de coworking le long de la frontière par exemple. Il faut laisser le temps au temps. Nous allons évaluer la situation, j’imagine vers 2031, mais actuellement, rehausser encore le nombre de jours de télétravail n’est pas à l’ordre du jour, je vous le dis formellement. Il y a un paquet financier qui a été négocié, ce n’est pas quelque chose que nous pouvons faire comme ça, en un claquement de doigts.
Mais cette situation nous amène à réfléchir : est-ce qu’il ne faudrait pas européaniser le télétravail? Il serait judicieux de regarder si nous ne pouvons pas plutôt obtenir un standard européen. Ce n’est pas très pratique d’avoir une hétérogénéité d’accords entre États membres, c’est très compliqué à gérer. Nous en avons parlé côté belge, et nous voulons vraiment nous pencher là-dessus et voir au niveau de l’Union européenne si c’est possible. Et puis, pourquoi pas le tester d’abord au sein du Benelux? Nos pays sont un vrai laboratoire potentiel pour l’Europe, il peut être utilisé encore davantage. C’est ça notre vocation historique.
L’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) a fêté ses 100 ans l’année dernière. C’était un moment fort pour vous?
C’était un moment très important, oui. Notre histoire commune a commencé comme un mariage de raison pour trouver l’amour plus tard. Le Benelux existerait-il aujourd’hui sans l’UEBL? Je me pose vraiment la question. Mais ça nous a permis de développer une culture diplomatique Benelux au sein de l’Union européenne. Nous avons célébré ça comme une vieille famille, avec des racines très profondes et des filiales un peu partout, qui se retrouve pour réunir tout le monde.
C’était un moment heureux, amical, convivial, très difficile avec le covid, mais vraiment spécial. C’est du pain béni pour l’ambassade. Nos deux monarchies font littéralement partie de la même famille aussi! La Belgique et le Luxembourg se considèrent comme étant de la famille, et c’est vraiment unique. Souvent, je rencontre des Belges ici au Grand-Duché qui ont des racines luxembourgeoises ou qui le sont devenus. Beaucoup demandent la nationalité aussi : que voulez-vous de plus pour tisser de très bons liens entre nos deux pays? Est-ce qu’il y a des problèmes? Oui, mais ils sont mineurs. Nous sommes en train de faire des choses que nous pourrons, par la suite, montrer à d’autres États membres, qui n’ont pas encore cet état d’avancement et ont aussi des réalités transfrontalières.
Sur quels dossiers avez-vous travaillé ces deux dernières années? L’un en particulier vous a-t-il marqué?
Il y en a plusieurs. J’ai beaucoup travaillé sur la coopération et l’intégration militaires. Nous sommes en train de créer un bataillon commun, nous venons d’ailleurs de déterminer la localisation géographique des différentes casernes. Je suis très content de pouvoir dire que ça va très bien, ça s’annonce bien. J’ai des contacts très amicaux et très fréquents avec l’armée luxembourgeoise et ça se passe vraiment à merveille. Nous sommes même en train de sonder ce que nous pourrions faire de plus. Ce bataillon belgo-luxembourgeois, c’est comme des briques Lego, cela fait partie d’une coopération avec la France.
Je suis aussi enchanté par le talent luxembourgeois pour développer une vision stratégique sur l’avenir du Grand-Duché pour l’horizon 2050. Que ce soit pour la mobilité, la durabilité, le logement, l’économie, etc. Moi, je prends ces réflexions stratégiques luxembourgeoises et je les transmets du côté belge limitrophe et je leur dis : « Écoutez, c’est en train de se passer au sein du Luxembourg, ça va se faire et l’impact sur nous, côté belge, sera certain« . J’aimerais vraiment développer une réflexion commune sur l’avenir du Grand-Duché vers 2050 et comment la Belgique limitrophe peut en faire partie. C’est un cadeau que j’aimerais donner à mon successeur : l’entame d’un début de dialogue concret sur ce que nous pourrions faire ensemble.
Parce que si nous regardons les perspectives dressées par le Statec ou la Fondation Idea par exemple, nous voyons bien qu’il y aura plus qu’un doublement du flux transfrontalier et notamment depuis la Belgique, qui dispose de la structure démographique la plus jeune dans la Grande Région. Je vois déjà les bouchons le matin en venant d’Arlon… (Il soupire.) Vous allez doubler ça? Franchement, c’est un modèle qui va droit dans le mur, il faudra d’autres solutions. Donc, je voudrais voir dans quelles mesures nous pourrions complémenter ou même corriger le modèle économique luxembourgeois avec la Belgique voisine et peut-être aussi la France et l’Allemagne. Nous sommes prêts à vous aider, mais comment est-ce que la Belgique voisine peut en profiter aussi de son côté? Ce n’est pas une question de rediviser le gâteau, mais plutôt de l’agrandir pour une région beaucoup plus large que le Grand-Duché.
Le Luxembourg est un pays, qui, de façon remarquable, dépasse ses propres frontières, a une zone d’influence dans les pays voisins. Donc, comment peut-on agrandir le gâteau au profit de ces voisins? Parce que les problèmes de mobilité nous touchent aussi, la durabilité, la transition économique, etc., sont aussi des choses à notre agenda. Mieux vaut donc le faire ensemble que de façon divisée.
Il vous reste un an encore à la tête de l’ambassade belge : quelles vont être vos priorités pour l’année à venir?
Le chantier le plus important, c’est de pouvoir activer les autorités belges pour entamer un dialogue, prendre partie aux exercices stratégiques pour le développement du Luxembourg, en tant que partenaire motivé. Trouver un modèle inclusif, conjoint, de développement économique. Je regarderai aussi les dossiers européens, la Belgique prenant la tête de la présidence européenne l’an prochain, et je continuerai à trouver des opportunités de coopération entre nos pays.
La coopération spatiale par exemple… Je vois qu’il y a un potentiel pour la développer encore davantage! Tout est pensable, tout est possible : nous ne faisons pas de compte d’apothicaire quand il s’agit de nos ambitions et vocations européennes.