Une vingtaine d’ONG alarment sur de graves violences survenues entre le 16 et le 25 janvier autour des plantations de palmiers à huile détenues par la société luxembourgeoise Socfin, dont le milliardaire français Vincent Bolloré est l’un des principaux actionnaires. Deux hommes ont été tués et des milliers d’habitants déplacés.
Deux morts, des villageois battus par les forces de l’ordre et des milliers d’autres fuyant leurs domiciles dans le chefferie de Sahn Malen, dans le sud-est de la Sierra Leone : ces événements d’une extrême gravité se sont déroulés le lundi 21 janvier dans les villages riverains d’une plantation de palmiers à huile exploitée par SAC, une filiale de la multinationale luxembourgeoise Socfin dont les deux principaux actionnaires sont l’homme d’affaires belge Hubert Fabri (50,2% du capital) et le groupe français Bolloré (38,7%), contrôlé par le milliardaire Vincent Bolloré. Outre l’huile de palme, un marché en pleine expansion, Socfin est également spécialisée dans la culture de l’hévéa dont est extrait le caoutchouc naturel.
Selon une vingtaine d’organisations de la société civile, la répression à Sahn Malen est intervenue après le déclenchement d’une grève pour protester contre les mauvaises conditions de travail et les faibles rémunérations des employés de SAC. Ce mouvement s’inscrit dans un conflit plus large sur l’occupation des terres, soit plus de 18 000 hectares, dont Maloa, une association de défense des riverains, juge qu’elles ont été accaparées par la multinationale. «Avant, nous avions de quoi cultiver et nous pouvions nourrir nos familles, ça allait plutôt bien. Maintenant, nos villages sont dans la plantation, Socfin a pris nos terres, nous ne pouvons plus cultiver, nous n’avons plus de nourriture. Nous dépendons entièrement de Socfin pour le travail», témoignait en octobre dernier une représentante des riverains, invitée au Luxembourg par un collectif d’ONG (lire ci-dessous). L’élection du président Julius Maada Bio, en mars 2018, leur avait pourtant fait espérer une résolution du conflit foncier.
En ce qui concerne les événements de ces derniers jours, la grève aurait démarré le lundi 16 janvier et entraîné l’intervention du représentant de l’État sierra-léonais dans la région, le Resident Minister South, qui a demandé aux employés de reprendre le travail.
Habitants molestés et villages désertés
Lundi 21 janvier, des policiers et militaires ont débarqué dans plusieurs villages, certains se déplaçant dans un véhicule 4×4 de Socfin en compagnie de deux employés de la société, selon un communiqué diffusé par des ONG locales et européennes. Un journaliste de la BBC, qui s’est rendu sur place les jours suivants, a décrit des villages désertés par leurs habitants qui ont fui dans les forêts et villages voisins. Il a rapporté les témoignages de villageois frappés par les forces de l’ordre ayant également tenté de leur extorquer de l’argent. Quinze personnes ont été arrêtées, dont un député indépendant, Shiaka Sama, qui a néanmoins été libérés mardi, tandis que les autres restaient emprisonnés.
Selon une délégation de défenseurs des droits humains qui s’est également rendue sur place, quelque 2 500 personnes sont réfugiées dans des localités voisines. Dans un compte rendu de leur mission portant sur les violences survenues entre le 16 et le 25 janvier, ils affirment que «des membres présumés de la sécurité d’État» sont intervenues pour «protéger» la SAC.
Dix-sept ONG, dont Amnesty International et FIAN Belgique, ont en outre exprimé par communiqué leur préoccupation quant à l’usage «excessif» de la force par la police et l’armée à Sahn Malen. Un collectif d’organisations civiles luxembourgeoises a également réagi à ces événements (lire ci-dessous).
Pour leur part, les autorités sierra-léonaises mettent ces violences sur le compte de rivalités politiques locales mais surtout sur celui de l’interdiction des rites initiatiques pratiqués par la société secrète traditionnelle Poro pour préparer filles et garçons à entrer dans l’âge adulte.
Cette dernière explication est également avancée par Socfin dans un communiqué diffusé uniquement au Sierra Leone lundi, faisant état de «gangs de jeunes» qui auraient attaqué des locaux de Socfin et les forces de l’ordre, dont un membre aurait été blessé. Joint plusieurs fois hier par divers canaux, Socfin n’a pas donné suite aux questions du Quotidien sur ces événements et les accusations précises formulées à son égard.
Fabien Grasser
En octobre dernier, deux représentants des riverains de la plantation SAC de Sahn Malen étaient venus témoigner devant les médias luxembourgeois du conflit foncier les opposant à Socfin et des conséquences parfois dramatiques sur leur vie quotidienne de l’implantation sur leur territoire de la multinationale luxembourgeoise en 2011. Invités au Grand-Duché par l’Initiative pour un devoir de vigilance au Luxembourg, un collectif formé par 12 ONG et le syndicat OGBL, ils avaient rencontré dans la foulée des représentants du ministère des Affaires étrangères pour les alarmer sur le raidissement de la situation.
«Nous avons demandé au ministère d’appuyer leur demande d’enquête indépendante à même de faire la lumière sur le conflit qui les oppose à Socfin dont la version des faits diffère de la leur», déclare Antoniya Argirova au nom du collectif. «Ils avaient prévenu les représentants du ministère que la situation était de plus en plus tendue, que cela déboucherait sur des violences si rien n’était entrepris et c’est ce qui se passe désormais. Ils étaient donc au courant que les choses s’envenimaient», poursuit-elle. «Il est maintenant temps que ces avertissements soient pris au sérieux par les autorités luxembourgeoises», affirme Antoniya Argirova, par ailleurs membre de l’ONG ASTM. Outre une enquête indépendante, l’Initiative pour un devoir de vigilance au Luxembourg demande au gouvernement d’adopter «une législation obligeant les entreprises luxembourgeoises à respecter les droits humains dans les pays où elles opèrent», rappelle Antoniya Argirova.
L’accusation d’accaparement des terres par Socfin est récurrente dans la dizaine de pays où est implantée la société, aussi bien au Cameroun qu’au Cambodge, en Côte d’Ivoire, au Liberia et bien sûr en Sierra Leone. La société possède plus de 400 000 hectares de terres en concession et emploie quelque 40 000 personnes dans le monde, dont une dizaine au Luxembourg où est établi son siège mondial. En 2015, les communautés locales s’étaient constituées en «Alliance internationale des riverains des plantations Socfin Bolloré» pour faire valoir leurs droits. La multinationale qualifie systématiquement ces accusations de «diffamatoires» et Vincent Bolloré n’hésite pas à attaquer en justice les médias et ONG qui s’en font le relais. La réalité du différend foncier a été reconnue dans un jugement rendu en mars 2018 par la justice française, constatant «l’existence démontrée de revendications portées par certains riverains des plantations (…)».
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