François Kieffer sème des céréales de variétés anciennes pour contribuer à la sauvegarde d’un patrimoine culturel et agricole en voie de disparition. Au début, il voulait seulement retrouver le goût du pain d’antan.
Quand on parle semences paysannes, dans l’imaginaire collectif on voit de jeunes activistes baba cool qui rejettent le monde moderne ou toute forme d’autorité. Faut-il réellement être dans un esprit de confrontation, rejeter la société pour réclamer le droit de produire, donner ou vendre des semences paysannes, naturelles ? François Kieffer, homme de la terre, du terroir, très loin de ces clichés. Il a hérité de la ferme familiale, mais en 1985 à Moutfort, il a compris qu’il ne pourrait pas vivre de ce travail. Il a donc créé son entreprise de chauffage et sanitaire qui se trouve dans les locaux de l’ancienne ferme, entièrement rénovée.
Aujourd’hui, il est retraité et a davantage de temps pour remettre les mains dans la terre, alors il sème du blé, du seigle, des tournesols… Cela peut paraître banal, pourtant son acte est militant, car l’acquisition des semences qu’il utilise sont illégales car elles ne sont pas inscrites sur le catalogue officiel des espèces et variétés végétales qui permet de les mettre sur le marché.
« Du pain avec le goût d’antan »
« Il y a environ 15 ans, je voulais manger du pain avec le goût d’antan », raconte François Kieffer « J’ai voulu faire du pain moi-même, mais si j’achetais la farine du commerce, cela revenait au même. J’ai donc semé quelques graines et au fur et à mesure du temps, ça s’est agrandi. »
Sur le chemin qui mène sur ces terres sans pesticides dans la région de Moutfort, l’homme membre de l’association SEED (Semences pour l’entretien et l’évolution de la diversité) égrène le nom des blés qu’on voit. Ils se ressemblent tous et ont la particularité d’être bas, très bas pour correspondre aux critères des moissonneuses-batteuses et profiter d’une culture mécanisée. Arrivés sur l’îlot de semences paysannes, les blés ont une tout autre allure, ils sont hauts, encore un peu verts, diversifiés, les allées de grand épeautre, de petit épeautre offrent de belles couleurs. « Dans les champs aux alentours, on voit que les blés ont souffert de la chaleur, pas ici », note François Kieffer. Ce n’est pas le cas de ses céréales qui n’ont pourtant jamais été arrosées. « Ce n’est pas le but, même s’il y a des années plus mauvaises que d’autres. » Alors d’où vient cette différence ? « En nanifiant les blés, la taille des racines a également été rétrécie et ces dernières s’ancrent moins profondément dans le sol, à 20 ou 30 cm de profondeur au lieu de 1,50 m de profondeur pour les anciens blés. En s’enfonçant moins profondément dans la terre, elles ont également moins accès aux minéraux », complète le spécialiste. Avec des étés de plus en plus chauds, cette caractéristique risque de manquer cruellement.
« Les jeunes ne peuvent pas faire la comparaison de ce qu’ils n’ont pas connu, mais dans les années 60 la nature grouillait de lièvres, d’insectes. Les études parlent de 80 % d’insectes en moins, il n’y a qu’à regarder dehors pour le constater. » Et pour lui cette hécatombe s’explique principalement par les pesticides qu’il veut donc absolument bannir dans ses cultures. « Bien sûr, les pesticides tuent les insectes ravageurs, mais également les autres. La simple rosée du matin qui se forme dessus peut être mortelle pour un insecte qui la boit. »
Reprendre un travail ancestral à zéro
Les pesticides sont aussi à l’origine de son projet : « En 1983/1984, j’ai travaillé dans une boulangerie qui était régulièrement traitée par des insecticides que je voyais ensuite couler sur la chaîne de production. C’était la norme, ça l’est peut-être toujours aujourd’hui. Depuis, j’ai très souvent retrouvé cette odeur dans le pain », se souvient François Kieffer.
« Dans les années 2000, j’ai recherché des anciennes variétés de blés et j’ai découvert que d’autres gens se posaient les mêmes questions en France, en Allemagne et au Luxembourg. » Mais difficile de trouver des graines qui n’ont pas subi de transformations par l’industrie agroalimentaire, des graines qui ont mis des générations à évoluer. C’est notamment dans un musée qu’il a pu s’en procurer, les autres sont issues des réseaux européens de semences paysannes. « Il faut savoir que si une graine n’est pas ressemée tous les cinq ans, elle meurt », indique le retraité, d’où l’importance de continuer à la cultiver pour qu’elles ne disparaissent pas toutes.
Les céréales plantées, multipliées et ressemées dans un contexte d’agriculture locale depuis des millénaires se sont adaptées au sol, à la terre, au climat pour devenir résistantes aux intempéries, maladies ou insectes présents. Si le climat évolue, elles aussi. Les gènes se modifient sur la prochaine génération. Un travail qui s’est déroulé sur près de 5 000 ans au Luxembourg et qu’il faut pratiquement reprendre à zéro. Les premiers essais de François Kieffer n’ont pas été spectaculaires : « Au début, les plantes n’étaient pas très adaptées pour notre région, mais cela fait dix ans que je les sème régulièrement et elles commencent à évoluer. »
Jusque-là, François Kieffer est resté très discret sur son travail de conservation des variétés anciennes. Il a pourtant décidé de nous répondre car « il faut tout de même que les choses changent ». Il reconnaît que pour l’instant une production agricole issue de semences paysannes se vendrait très chère car son rendement est équivalent à un cinquième du blé conventionnel. Les agriculteurs pourraient tout de même économiser sur les engrais et les pesticides, de toute manière, ils devraient être libres de choisir leur rendement.
Régulièrement des sachets de variétés traditionnelles de différentes plantes ou légumes (haricots, choux, petits pois), « tombent du camion » de l’association SEED et atterrissent dans les mains de particuliers également sensibles à ce sujet.
Le blé moderne amène moins de diversité, or c’est cette diversité qui permet aux céréales de résister aux obstacles. Si des maladies devaient détruire toutes les plantations qui, aujourd’hui, ne savent plus se défendre, ce sont les mêmes multinationales qui commercialisent les semences qui produiront également les produits phytosanitaires pour en venir à bout. Dans tous les cas, elles sont gagnantes.
Audrey Libiez