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Rétrocessions fiscales : un premier débat difficile


«Dans 20 ans, ça sera toujours non», a déclaré François Bausch. Mais les projets ponctuels cofinancés en Lorraine suffiront-ils à relever les défis de la croissance luxembourgeoise ? (Photo : Didier Sylvestre).

Pour la première fois au Luxembourg, mardi, la question des rétrocessions fiscales avec la Lorraine a été débattue en public. Un pas symbolique important, même si l’on est passé à côté d’un décryptage précis. Les échanges se sont déroulés à la Chambre de commerce, au Kirchberg, à l’occasion d’un débat organisé par la Fondation Idéa.

C’est un dossier clef du développement transfrontalier, dont peu d’interlocuteurs veulent parler. La Fondation Idea a eu le courage de le mettre au menu, mardi, d’un débat sur les «nouvelles frontières de la croissance luxembourgeoise». Un coup d’épée dans l’eau, au final, car les deux intervenants concernés, François Bausch et l’ex-ministre français Christian Eckert, sont sur la même ligne : renvoyer la question aux calendes grecques en invoquant l’impératif d’avancer «sur du concret». Dont une éventuelle zone franche fiscale (lire par ailleurs), mesure qui ne suffira pas à résoudre l’incroyable fracture citoyenne à la frontière.

Fracture que le maire de Villerupt, depuis le public, a rappelée en chiffres : «Parmi les 50 communes des alentours de Longwy, 42 ont un potentiel fiscal inférieur à la moyenne des communes française de même taille!» Deux tiers des actifs de ces communes travaillent au Luxembourg, le manque à gagner au niveau de la fiscalité des entreprises est inévitable.
Quand on compare avec les communes luxembourgeoises, l’écart devient abyssal : la capacité d’investissement des villes frontalières est jusqu’à quatre fois moins forte que les communes de même taille au Grand-Duché. Alors qu’il s’agit là du même bassin économique, au cœur de l’Europe.

Les vitraux de Longwy racontent la même histoire qu'au Luxembourg, malgré la fracture sociale qui la sépare de son voisin luxembourgeois (Photo : Claude Lenert)

Les vitraux de Longwy racontent la même histoire qu’au Luxembourg, malgré la fracture sociale qui la sépare de son voisin luxembourgeois (Photo : Claude Lenert)

Bon pour la Lorraine et le Luxembourg?
L’animateur du débat, Vincent Hein, économiste chez Idea, avait interrogé plus tôt : «Est-ce que les rétrocessions fiscales ne seraient pas dans le propre intérêt du Luxembourg? Si d’ici 2035 la Grande Région perd 660 000 actifs, comme l’estime l’agence d’urbanisme Agape, la question ne sera pas : « Y a-t-il trop de frontaliers au Luxembourg? » Mais « Y en aura-t-il encore assez? »»

Entre les lignes, le Luxembourg n’a-t-il pas intérêt à renforcer la cohésion sociale avec ses territoires pourvoyeurs de main-d’œuvre?

François Bausch a expliqué que les Lorrains pourraient «discuter de ça pendant vingt ans encore, ça sera toujours non. Avec le pouvoir d’achat des frontaliers, que l’État français fasse redescendre l’argent de la TVA à la frontière! […] Moi, je suis partisan de coinvestissements sur des projets ciblés, comme nous l’avons décidé sur le train» avec la ligne Metz-Luxembourg. Ou comme le Luxembourg l’avait fait sur la liaison Micheville-Belval, en participant à hauteur de 8 millions d’euros du côté français.

«Et quoi d’autre en 30 ans?», a interrogé Louis-François Reitz, représentant du Sillon lorrain et de la ville de Metz, rappelant que «les frontaliers français alimentent le budget du Grand-Duché à hauteur de 1,7 milliard d’euros par an.» Les surinvestissements réalisés d’un côté manquent de l’autre, observe-t-il.

L'ancien ministre Christian Eckert (au centre), est également pour approche projets par projets. Mais pour quel montant? (Photo ; Didier Sylvestre).

L’ancien ministre Christian Eckert (au centre), est également pour approche projets par projets. Mais les montants avancés sont dérisoires pour le moment. (Photo : Didier Sylvestre).

Projet par projet… pour quel montant?
Pour Christian Eckert, figure politique lorraine, les rétrocessions sont également une idée lointaine, auxquelles il n’est pas favorable. «Je ne crois pas en la capacité du gouvernement français à le négocier. Regardez en mars : le ministre des affaires étrangères donne un coup de menton en disant qu’il va parler « rétrocessions » avec le Luxembourg… Le jour d’après, depuis une radio à Paris, Xavier Bettel répond qu’il n’est pas question de payer les décorations de Noël!» Christian Eckert rappelle que les frontaliers payent des impôts locaux (conséquents) qui apportent des ressources aux communes.
L’ancien responsable du budget français estime que l’approche projet par projet est aussi la bonne. «La liaison Belval, c’était du concret. Il faudra évoquer, à un moment donné, d’autres sujets que le transport. Il est vrai que l’afflux de population entraîne des charges fortes, par exemple au niveau scolaire.» On en revient à la même question : pour quel montant? 120 millions d’euros sur dix ans, comme cela a été décidé pour la ligne Metz-Luxembourg, cela reste objectivement loin d’un véritable élan transfrontalier. Tant au niveau de l’équité que des défis à relever : d’ici 2030, on attend 75 000 frontaliers de plus au Luxembourg, dont 40000 depuis le versant lorrain.

Hubert Gamelon

Fiscalité frontalière : quels modèles en Europe ?

(Photo : AFP)

(Photo : AFP)

Si la règle, au niveau mondial (OCDE), est d’imposer les actifs dans le pays de travail, la norme, dans les zones frontalières européennes, est d’imposer le travailleur frontalier dans l’État de résidence.
C’est le cas entre l’Italie et l’Autriche, entre la France et l’Allemagne, entre les pays nordiques, etc. Cette option est inenvisageable pour le Luxembourg, qui perdrait plus d’un milliard d’euros pour ses seuls frontaliers français. Reste l’option de Genève, où le canton suisse prélève à la source le frontalier, mais restitue un pourcentage aux départements français voisins (281 millions d’euros en 2017). Ces rétrocessions ont permis de financer des lignes de bus transfrontalières, une caserne de pompiers, des écoles, etc. Bref, tout ce qui fait la vie sur un territoire, tout ce qui explique que l’on paye des impôts.

 

Zone franche : un codéveloppement ciblé

La zone économique franche serait à cheval entre Audun-le-Tiche et Esch-sur-Alzette (Photo : Isabella Finzi).

La zone économique franche serait à cheval entre Audun-le-Tiche et Esch-sur-Alzette (Photo : Isabella Finzi).

Un projet de zone économique sur la frontière franco-luxembourgeoise constituerait «une bonne manière de développer de l’emploi du côté lorrain», souligne le ministre François Bausch, qui veut «entendre» les préoccupations des maires à la frontière.
Il s’agirait d’une friche industrielle entre Audun-le-Tiche et Esch-sur-Alzette. Le projet est connu depuis le sommet franco-luxembourgeois de mars. «Beaucoup de modalités sont encore à discuter sur la fiscalité à y appliquer, ainsi que les régimes de sécurité sociale, etc.» Et d’ajouter qu’il vaudrait mieux «tendre vers une fiscalité luxembourgeoise pour être attractif».

À peaufiner
Pour Christian Eckert, cette option de zone transfrontalière est à peaufiner. «Je n’ai pas le sentiment que les choses soient prêtes, mais si ça se précise, O. K. Le problème du manque de foncier pour les entreprises au Luxembourg peut se résoudre en Lorraine, car nous avons de la place.» Christian Eckert était en revanche beaucoup plus confiant dans son projet, avorté, de zone franche fiscale franco-française en Lorraine Nord  : «Les Luxembourgeois n’en voulaient pas, mais désolé de vous le dire, ça ne vous regarde pas, non?». Où l’on sent déjà poindre une bataille pour l’accès à la main-d’œuvre.

Décaler l’effet «frontalier»
Quoi qu’il en soit, vue du Sillon lorrain (Thionville, Metz, Nancy, Épinal), une zone franche ne correspondrait pas à une politique d’ampleur digne de la question des retombées fiscales de 100 000 frontaliers. Qui plus est, l’agglomération messine voit cela d’un mauvais œil, elle qui sent déjà le phénomène frontalier venir (un actif sur cinq), et qui n’a pas intérêt à voir la frontière fiscale se rapprocher encore, pour des questions compréhensibles de concurrence.