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[Reportage] À la frontière ukrainienne, le long chemin de l’exil


Quelques voitures immatriculées en Ukraine rentrent au pays, faute de moyens pour rester vivre en Europe. Dans l’autre sens, la route de l’exil se fait à pied pour les plus modestes.

Aux portes moldaves de l’Ukraine, point d’entrée de nombreux réfugiés, nous avons suivi une opération du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dont les ambulances devaient évacuer des personnes à mobilité réduite depuis Odessa. Récit d’une journée intense.

Cet article est la deuxième partie de notre périple en Moldavie avec un convoi de la Croix-Rouge luxembourgeoise.

Vous pouvez retrouver la première partie juste ici : «Du Luxembourg en Moldavie : sur la route des réfugiés avec la Croix-Rouge»

En ce vendredi 13, je pars seule. Myriam Jacoby, responsable de notre mission à la Croix-Rouge luxembourgeoise, doit s’occuper d’activités logistiques avec son homologue ukrainienne à Chișinău. C’est la deuxième fois en deux mois qu’elle vient ici et n’a encore jamais eu le temps de visiter les environs. Il ne faut pas compter ses heures lorsque l’on travaille dans l’humanitaire.

Destination Palanca, au bout du bout de la Moldavie, à une cinquantaine de kilomètres du grand port de la mer Noire qui a été la cible de plusieurs missiles russes le 9 mai. Il est 9 h 30 et le thermomètre chauffe déjà à 25 degrés. «L’été a commencé ici», me dit mon chauffeur, Adrian, âgé d’une trentaine d’années. Son anglais est fluide, assuré. Je demande si je dois porter un masque durant le trajet, car le covid circule toujours en Moldavie, ainsi que la tuberculose. Peu lui importe, même s’il peste à propos de la gestion de la crise sanitaire. «Je ne comprends pas, on dirait qu’on a appuyé sur un bouton et que d’un coup le virus a disparu, c’est vraiment n’importe quoi !», s’emporte-t-il.

Dans toute la ville, le soutien à l’Ukraine s’affiche sur des encarts publicitaires. La même image se répète : un cœur brisé bleu et jaune. Le même message également, décliné en anglais et en roumain : «stop war» / «opreste război». Sortis de la capitale, nous retrouvons ce désert de végétation qui a balisé notre arrivée deux jours plus tôt. Pas un village sur des dizaines de kilomètres. Des vignes à n’en plus finir, en revanche. «Nous produisons du bon vin en Moldavie», vante Adrian. «Je sais qu’en France vous avez du très bon vin, mais nous aussi et nous avons les plus grandes caves d’Europe.» Si bon, qu’il est exporté à l’étranger. Des bouteilles qui trônaient en bonne place sur les tables de Moscou et Saint-Pétersbourg il y a quelques années. Mais «ces stupides Russes» y goûtent désormais avec modération. «Notre vin n’est pas assez bon pour eux, nos légumes ne sont pas assez bons non plus…», soupire Adrian.

On l’aura compris, il n’est pas pro-Kremlin. Bien au contraire. Ces «stupides Russes» reviendront souvent dans la conversation au cours des deux heures et demie que nous partageons. Les exportations se sont tournées davantage vers la Chine et surtout l’Europe. Une Union qu’Adrian considère avec bienveillance. Il salue la décision de sa présidente, Maia Sandu, d’avoir engagé la procédure d’adhésion. «Nous ne voulons pas vivre comme les Russes, nous savons comment ils vivent là-bas», lance-t-il en désignant sa gauche d’un mouvement de tête. Là-bas, c’est la Transnistrie. Un panneau de signalisation pointe justement en direction de Tiraspol, chef-lieu de cette république autoproclamée en 1992 qui n’est reconnue ni par l’ONU ni par aucun État – pas même par Moscou qui y a néanmoins établi une base arrière de 1 500 soldats. Ce panneau, c’est tout ce que nous «verrons» de la langue de terre qui longe l’Ukraine sur 450 kilomètres. La contrée fantôme gardera ses mystères.

J’espère que les Russes vont tomber dans le Donbass. Je ne leur souhaite pas la mort, mais il faut que ça s’arrête

La famille d’Adrian ne vit plus en Moldavie depuis cinq ans. Ses parents sont installés en Italie et sa sœur aux États-Unis. Lui, marié et papa de deux petits garçons, n’envisage pas de partir pour le moment. Il dirige un parc de voitures de location et son affaire tourne plutôt bien. Au prix de journées éreintantes, à sillonner le pays et gérer les galères. «Quand je rentre le soir, si je bois une bière, je tombe raide», rigole le gaillard pourtant costaud. Son épouse est employée à la police aux frontières, le couple jouit d’un niveau de vie correct. Loin d’être fastueux, une fois toutes les charges payées. Adrian ne se plaint pas, bien qu’il déplore la flambée générale des matières premières. Son litre de diesel a doublé, tout comme l’huile de vidange, les pneus… Sur ces routes hasardeuses et pas entretenues, qui font souffrir les amortisseurs, on imagine ses sueurs froides à chaque passage au garage. «Mais si je n’ai pas de bonnes voitures, je ne peux plus travailler», se résigne-t-il.

Son boulot, il lui consacre donc tout son temps. De toute façon, les loisirs sont rares. «Nous n’avons pas la mer, seulement une belle nature et des forêts pour profiter avec les enfants. Avant la guerre, nous partions en week-end à Odessa mais c’est fini.» La faute à «ces stupides Russes», de nouveau. «J’espère qu’ils vont tomber dans le Donbass. Je ne leur souhaite pas la mort, mais il faut que ça s’arrête, car ce sont les habitants qui subissent tout ça», enrage Adrian.

Ces derniers temps, des Moldaves frontaliers quittent le pays, craignant d’être la prochaine cible de Poutine. «J’ai des amis qui sont partis deux ou trois semaines en Roumanie, raconte Adrian. Ils sont revenus car ils n’avaient plus d’argent, la vie est beaucoup plus chère.» Aujourd’hui, au vu de la situation sur Odessa, «je leur dis : et alors quoi, vous allez partir une seconde fois, dépenser tout votre argent et être encore obligés de rentrer?» «Bien sûr que nous avons peur d’être les prochains sur la liste, mais nous devons continuer de vivre», avoue-t-il.

Ça y est, nous voici à Palanca. Un camp d’une centaine de tentes est dressé à l’entrée du village. Il est vide aujourd’hui, surpeuplé il y a deux mois. La route se coupe tout net, la suite se fait sur une bande caillouteuse et poussiéreuse. Puis le poste-frontière. Pas un coin d’ombre ni un souffle de vent. Il est midi et le soleil cogne fort. Il fait presque 30 degrés. Heureusement, ce jour-là, j’ai enfilé mon seul tee-shirt à manches courtes. Adrian se propose de patienter un peu avec moi, mais j’ignore à quelle heure viendra le convoi du CICR. Je ne veux pas le retarder davantage, son planning est comme d’habitude très chargé. Je prends ses coordonnées, au cas où je revenais un de ces jours.

Les enfants et les adolescents ne veulent pas raconter ce qu’ils ont vécu

Je n’ai pas les autorisations requises pour me rendre au-delà du check point. Je m’identifie auprès des agents, ils précisent qu’il m’est interdit de faire des photos devant la guitoune. Je dois rester à bonne distance. J’en volerai quelques-unes, très discrètement… Une vingtaine de taxis et minibus sont stationnés. Ils attendent les futurs réfugiés qui traversent la frontière à pied. Des femmes et des enfants, des personnes âgées. Des poussettes, souvent. Des hommes les précèdent parfois, avant de repartir. Ils n’ont pas le droit de déserter le front, selon la loi martiale, me confirme très rapidement l’un d’eux. Une brève embrassade avec les siens et il disparaît. Je croise un vieux monsieur en fauteuil roulant, il lui manque une jambe. Une dame extrêmement mince avance péniblement, soutenue par une jeune femme. Une autre est portée par des béquilles en bois. Quelques bénévoles sont présents pour les orienter. Ils ne sont qu’une poignée. Leurs chasubles indiquent qu’ils sont japonais. Un autre est polonais. Des véhicules du Haut-Commissariat aux réfugiés pour les Nations unies (UNHCR) font également la navette.

Les ONG, très nombreuses au début du conflit d’après Myriam, ont pour la plupart replié leurs stands d’information. Le volontaire polonais m’explique que depuis les nouveaux bombardements, une trentaine de personnes franchit la frontière chaque heure. «Aujourd’hui, nous sommes plutôt à 60 personnes à l’heure.» Des voitures aux plaques ukrainiennes font la route dans le sens inverse pour rentrer, car «les gens se rendent comptent que c’est compliqué pour eux de vivre en Europe sur le long terme».

Je trouve un carré préservé du cagnard et un pneu crevé pour m’asseoir. Des petits groupes viennent spontanément à ma rencontre, pensant que je fais partie d’une association. En voyant ma carte de presse autour du cou, ils filent avant que j’aie le temps de dire un mot. Une femme et ses trois filles se pressent à mes côtés, je cède la place à la mère. Elles ont toutes l’air épuisées. Je tente d’en savoir plus sur leur périple.

L’aînée des gamines, Laura, m’explique avec difficulté qu’aucune ne comprend l’anglais. J’essuie ensuite des refus similaires, même en essayant de traduire en ligne. La crainte de parler semble poser plus de problèmes que la barrière de la langue. «Les enfants et les adolescents ne veulent pas raconter ce qu’ils ont vécu. C’est pour cela que nous avons mis en place un soutien psychologique», m’avait confié la veille une responsable de la Croix-Rouge moldave.

Inutile d’insister, tous ont suffisamment de tracas à l’esprit pour livrer leurs impressions à une journaliste. La population est assez hétéroclite. En majorité, des personnes manifestement très pauvres, lestées de gros sacs en plastique pour seuls bagages. Quelques-unes semblent clairement plus aisées. Pas vraiment de classe moyenne. En chemin, Adrian m’a livré une anecdote rapportée par un de ses collègues. La semaine auparavant, le chauffeur transporte un homme et ses trois enfants depuis Bucarest jusqu’en Ukraine. Le père est pendu au téléphone, «il appelle en France, en Italie… Il veut louer une Bentley, une Porsche et d’autres voitures pour l’anniversaire de sa femme. Il paie avec son application bancaire et à un moment, mon gars a vu sans faire exprès le montant sur son compte : 1,7 million d’euros ! C’est surréaliste !» Adrian en hallucine encore. Moi aussi d’ailleurs. Je n’ai rien observé de tel, ni à Palanca ni ailleurs.

C’est toujours difficile de « créer » des réfugiés. Mais là, j’ai le sentiment qu’on a aidé ces gens

Il est 13 h, mon contact au CICR me fait savoir que le convoi a quitté Odessa. Il lui faudra rouler une bonne heure, sans compter les formalités à la douane. À 14 h 30, j’apprends qu’il est tout près. Je l’aperçois enfin, à une centaine de mètres. Il restera coincé là encore plus d’une heure. La barrière se lève, le voilà. Deux ambulances et une camionnette, dans laquelle je grimpe.

Je fais la connaissance de Sébastien, volontaire français et deux décennies de Croix-Rouge au compteur. Il a été appelé en renfort pour cette opération. «Il y a deux mois, il n’y avait rien ici. Tout a été monté très vite, en mutualisant les ressources des différentes Croix-Rouge», relate-t-il, impressionné. «J’ai été extrait de ma mission, ce n’est pas mon secteur opérationnel habituel. Mais quand je peux donner un coup de main, je le fais volontiers», justifie simplement ce baroudeur qui a fait l’Indonésie, la Jordanie, l’Afghanistan, la Malaisie, entre autres. Fidèle à la philosophie Croix-Rouge fondée sur l’entraide. Il me détaille la mission délicate du transfert de patients. De telles évacuations se répètent deux à trois fois par semaine. Sur ces routes délabrées, camionnette et ambulances se relaient à la tête du cortège pour jauger la vitesse adéquate. Car les deux patients du jour sont lourdement handicapés, leurs corps – alités en permanence – ne peuvent encaisser les chocs aussi facilement que celui d’un valide. Leurs proches font partie du voyage. Ce sont des aidants livrés à eux-mêmes, face à des pathologies qui nécessitent des soins particuliers. C’est le cas de cette jeune femme d’à peine 30 ans, tétraplégique depuis dix ans à la suite d’une chirurgie ratée, qui se trouve dans un état végétatif. Elle est accompagnée de ses trois frères et sœurs. Les plus jeunes ont 11 et 13 ans. Le second patient est un homme âgé, presque entièrement paralysé. Son épouse veille sur lui. Leurs affaires tiennent dans des sacs de papier kraft.

Il est bientôt 18 h, nous abordons la banlieue de Chișinău. Heure de pointe à la veille du week-end. Les gyrophares et sirènes sont actionnés, nous permettant de remonter le trafic dense jusqu’à l’hôpital. Les patients sont immédiatement pris en charge, test PCR inclus. «Ils sont super ici, on les a prévenus peu avant et ils se sont adaptés», s’émeut Sébastien. Ils resteront là durant quelques jours. Ensuite? Ils seront sans doute logés dans une famille d’accueil, comme pour quelque 90 000 réfugiés en Moldavie. Le CICR leur fournira un peu de cash et une carte mobile prépayée, afin de pouvoir se débrouiller dans l’urgence. «D’un point de vue éthique, c’est toujours difficile de « créer » des réfugiés. Mais là, j’ai le sentiment qu’on a aidé ces gens», se rassure Sébastien. Effectivement, lui et ses collègues leur ont offert un confort inestimable, loin des conditions plus que sommaires qui étaient les leurs dans la région d’Odessa, où «les sirènes retentissaient tous les soirs». Ce n’est déjà pas si mal, franchement. Une toute petite parenthèse de calme et de sécurité, dans le vacarme des dangers quotidiens.

Alexandra Parachini

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