Nicolas et Mathieu Schmit (Domaine Schmit-Fohl, à Ahn) viennent tout juste d’embouteiller le premier vin nature du Grand-Duché : le Tout-Nü. Logique, pour un vin sans artifice !
L’année dernière, Jean-Paul Krier (Domaine Krier-Bisenius, à Bech-Kleinmacher) avait sorti le premier Pet Nat du pays. Un vin effervescent bio, élaboré sans rien d’autre que du raisin et un peu de levure pour lancer les bulles. On se disait que, fatalement, un vin nature (sans bulles) allait forcément bientôt débarquer sur la Moselle!
Ce sont les frères Schmit, Nicolas et Mathieu (Domaine Schmit-Fohl, à Ahn), qui ont dégainé les premiers… sur les bons conseils d’Arnaud Vaingre, sommelier à la Vinoteca, excellent caviste de la rue du Fossé à Luxembourg. Certifié bio depuis l’année dernière, le domaine mosellan travaille de manière précise et exigeante, deux conditions sine qua non pour produire un vin nature propre, sans défauts. Ce qui est loin d’être simple.
On a parfois entendu qu’un vin nature était un vin de fainéant, «puisqu’il se fait tout seul». Penser cela, c’est se mettre le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Parvenir à produire un vin nature bon à boire est plutôt un petit exploit. Il faut toujours garder en tête que le processus de la fermentation tend à transformer le moût de raisin en vinaigre. Ce n’est que l’habileté et le génie du vigneron qui permettent de dévier cette loi de la nature pour obtenir du vin.
Le vin nature se fait sans aucun apport extérieur, il s’agit d’un travail sans filet. Les vendanges se doivent d’être parfaitement menées pour qu’aucun grain gâté ne vienne dans la cuve. Sans cela, tout le contenu serait irrémédiablement corrompu. Sans aucun produit capable de masquer un quelconque défaut, il faut réaliser un sans-faute du début à la fin. De la cueillette à la mise en bouteille
«C’est une prise de risque, reconnaît Nicolas Schmit. On l’a prise, ça nous a réussi mais on n’était sûrs de rien. C’est la raison pour laquelle nous n’en avons produit que 2 000 litres, soit la contenance de nos plus petites cuves. Ceci dit, ça fait d’autant plus plaisir quand ça marche!»
Techniquement, les grappes sont passées entières dans le pressoir et le moût a été soutiré deux jours plus tard pour enlever les bourbes (les matières plus lourdes qui tombent au fond de la cuve). Seul le cœur de presse a été conservé, le jus de goutte (le premier à couler) et la rebêche (le dernier) ont été éliminés.
Ce cœur de presse a ensuite fait sa fermentation alcoolique tout seul, avec les levures déjà présentes sur le raisin (fermentation spontanée). Pour assurer le coup, 5 % de la cuvée ont été chauffés à 20° C pour aider les levures à se lancer, au cas où. «Mais la fermentation est partie sans problème, parfois mieux que dans d’autres vins!» Presque vexant.
3 000 bouteilles
seulement
Une fois la fermentation alcoolique terminée, 20 % de la cuvée a intégré des barriques âgées de trois et quatre ans. Au contraire des barriques neuves, celles-ci n’apportent pas de goût de bois mais elles permettent d’oxygéner en douceur le vin. C’est à ce moment-là qu’a eu lieu la fermentation malolactique. Une fois achevée, le vin a été soutiré, puis refroidi afin de le stabiliser. Il a ensuite été mis en bouteille, sans aucun ajout de sulfites. Seul celui produit naturellement par la fermentation alcoolique se trouve dans la bouteille. Au cours du processus, on notera que le vin n’a jamais été filtré alors qu’il est très clair, et qu’il n’a été soutiré que quatre fois pour éviter les risques d’oxydation liés au pompage.
Il ne reste donc qu’à le déguster. «Le résultat nous plaît tellement qu’il nous a surpris», en rigole Nicolas Schmit. Au nez, le vin est pur, fruité, sans déviance. La bouche est fine, souple et le vin est très digeste. Son faible degré d’alcool (11,3°) le rend très facile à boire, il invite aux grandes lampées. Une impression renforcée par l’absence de sucres résiduels.
Pas de doute : le Tout-Nü est une réussite et les 3 000 bouteilles n’auront aucun mal à trouver preneur. D’autant que de belles enseignes bien fréquentées de la capitale ont déjà promis de le mettre en avant. L’étiquette originale, un long serpentin signé Éric Mangen, confirme que ce vin est décidément à part. Si la mode des vins nature à Paris est déjà mature, la voilà qui arrive donc à Luxembourg. Sur les terrasses ensoleillées, le Tout-Nü fera merveille, mais y en aura-t-il tout l’été? Ce n’est pas sûr.
«L’expérience nous a beaucoup plu et le résultat tout autant, avance Nicolas Schmit. Nous en referons donc l’année prochaine, c’est certain. Mais est-ce qu’il sera aussi bon? Nous mettrons tout en œuvre pour mais avec ce type de vin, nous ne sommes jamais à l’abri… et si ça rate, il n’y a plus qu’à jeter la cuve.» Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, le jeune vigneron a bien raison, mais lorsque l’on est capable de produire un vin nature aussi droit pour la première fois alors que l’année a été climatiquement horriblement difficile, cela prouve assurément un certain art de faire.
C’est quoi, le vin nature?
Autant le dire tout de suite, il n’existe aucune règlementation, nulle part dans le monde. Aucune institution n’a produit de cahier des charges largement accepté, comme c’est le cas pour les vins bio (l’Union européenne avec le label eurofeuille, certification AB en France…) ou les vins biodynamiques (Demeter, Biodyvin).
Comment expliquer ce flou alors que ce type de vin est très à la mode? Parce que si tout le monde est d’accord sur le fond, il reste des détails qui fâchent. Globalement, un vin nature est un vin bio ou dynamique (donc une viticulture sans chimie de synthèse) dont la vinification est la plus naturelle possible. Si la plupart des vignerons refusent tout intrant dans la cuve (y compris les levures qui doivent être présentes naturellement sur les raisins), d’autres aimeraient avoir le droit d’y ajouter une petite dose de soufre pour stabiliser le vin.
L’association des Vins naturels, par exemple, est favorable à l’autorisation de 10mg/l de sulfites quand le syndicat de Défenses des vins nature’L ou Vins S.A.I.N.S. rejettent catégoriquement toute adjonction. Les discussions existent et on peut imaginer qu’un jour, tous ces acteurs finissent par se mettre d’accord même si les pouvoirs publics ne sont étonnamment pas pressés.
De toute façon, les producteurs de vins nature ne sont pas à l’affût des labels. Par essence, le vin nature est comme il est, puisqu’on ne le contrôle pas vraiment, les cuvées ne répondent pas toujours aux canons mis en place par les appellations. Le Tout-Nü du domaine Schmit-Fohl en est un bon exemple : il n’arbore pas les couleurs de l’AOP Moselle luxembourgeoise. Ses cousins français sont également très souvent classés en Indication géographique protégée (IGP, moins stricte que l’Appellation d’origine contrôlée), voire même en simple vin de pays.
Les vins nature sont des vins libres, sans carcans, et ils ne s’en portent visiblement pas plus mal.
Un marché florissant
À l’origine, ce n’est pas le marché mais les vignerons qui ont créé le vin nature. Marcel Lapierre (dans le Beaujolais) ou Pierre Overnoy (dans le Jura) sont deux des précurseurs. Jusque dans les années 1990, les vignerons qui vinifient «nature» sont des marginaux qui ont leurs fans, mais sûrement pas une audience populaire. Ils sont alors à peine quelques dizaines. Aujourd’hui, on a changé d’échelle. Les vignerons qui ne font que des vins nature se comptent par centaines et ceux qui en produisent au moins une cuvée par milliers. De nombreux salons qui permettent de relier les producteurs à leur clientèle sont apparus, preuve que le marché est en pleine expansion.
À Paris, on ne compte plus le nombre de bars qui ne vendent que des vins nature. La clientèle en raffole à tel point que ces établissements sont parfois en rupture de stock. Si la capitale française est sûrement l’endroit où on en consomme le plus, la tendance est mondiale. Malgré la pandémie, les ventes de vins naturels ont été multipliées par 1,5 entre 2016 et 2021, un fait unique dans l’univers viticole. Sans doute que le caractère naturel, au beau milieu d’une période où la santé est devenue l’enjeu majeur, a été déterminant. Et il n’y a pas de raison que cela cesse.