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[Littérature] Rachid Benzine brise le silence


L’un des meilleurs romans de l’année est signé Rachid Benzine. C’est Les Silences des pères, texte sur un père «taiseux» et sur l’exil, entre l’intime et l’universel. Entretien.

Un appel téléphonique. L’annonce du décès du père. Pianiste de réputation internationale, le fils rentre à Trappes, banlieue ouest de Paris. Il était brouillé avec lui depuis une vingtaine d’années. Dans l’appartement, comme le veut la tradition, il effectue la toilette mortuaire. Et y découvre, plus tard sous la baignoire, des cassettes audio. Il va les écouter, entend la voix de son père qui raconte sa vie d’exil en France. Une voix qui va bousculer tous ces silences d’une vie, tous ces silences de ces pères «taiseux», qui, croit-on, courbent l’échine face aux puissants, face leur destin.

Le fils pianiste se lance alors dans un tour de France sur les traces de vie du patriarche. Ce seront les mines de Lens, l’usine d’Aubervilliers puis l’horlogerie Lip à Besançon ou encore les camps de réfugiés dans le Gard. Ce sera un point final à Saint-Malo, avec vue sur le grand large… Pour son quatrième roman joliment titré Les Silences des pères, Rachid Benzine signe l’un des plus éblouissants romans de toute l’année. Un texte de la famille, de l’intime, des racines et de l’héritage. Rencontre exclusive pour Le Quotidien avec un romancier aussi essentiel qu’indispensable.

Écrire sur le silence, les silences, est-ce une obsession?

Rachid Benzine : Avec Les Silences des pères, je ferme un cycle sur la question de la filiation. Il m’a permis de comprendre le travail que j’étais en train d’accomplir. J’ai compris en effet que cette question du silence agit dans tous mes romans. C’est toujours pareil : au départ, les choses deviennent inaudibles, ensuite, elles deviennent invisibles. Tout le travail que j’essaie de faire, c’est comment porter ces voix sur le langage de la littérature.

Avec ce roman et les précédents, aviez-vous conscience que le silence occupait tant de place dans votre travail?

Je ne savais pas que, depuis plusieurs années, je travaillais sur ces voix manquantes, ces vies minuscules. Je pars du principe que toute vie mérite récit, quelle qu’elle soit, quoi qu’elle ait fait. Car, que devient une existence lorsqu’elle n’est pas racontée? Que seraient devenues toutes ces vies de la déportation de la Shoah si des hommes et femmes n’avaient pas raconté cela? Que devient la question de la mémoire? Je pense souvent à cette phrase du philosophe français Paul Ricœur : « Je suis stupéfait du trop-plein de mémoire, d’un côté, et du trop-plein d’oubli, de l’autre« .

Le silence intime ou collectif pose-t-il problème à la société? 

J’essaie seulement de comprendre pourquoi et comment la société considère ce qui relève du domaine du mémorable, et ce qu’elle veut oublier.

Pourquoi veut-elle oublier?

Car parfois, ce n’est pas à son avantage. C’est vrai, on ne peut pas se souvenir de tout. Il arrive qu’il y ait des blessures et souffrances qu’il faut absolument arriver à oublier, mais aussi la honte d’une partie du passé qu’on voudrait complètement effacer. La mémoire est politique.

Ce nouveau roman, avec sa plongée vertigineuse dans l’intime, est-il le plus personnel de vos livres?

Très certainement. Parce que d’abord, j’ai un père taiseux. Mais je ne suis pas le seul dans ce cas, d’où cette question : que signifie ce silence des pères et des hommes? Je pense qu’il est lié à l’exil. Parce que l’exil est toujours tragique. Parce que les exilés sont des rescapés de l’existence.

Écrire le silence n’est-il pas une entreprise vaine, impossible?

En effet, comment parler du silence sans être bavard ? Sûrement en laissant de la place au silence! Comme dans le concert de Cologne que Keith Jarrett a joué le 24 janvier 1975. C’est l’album de jazz le plus vendu au monde, avec des notes qui ne sont pas jouées. Alors, le silence devient magie.

Vous êtes un grand amateur de hip-hop. Cela a-t-il influencé votre écriture?

Peut-être. Pour dessiner la géographie du silence, je cherche en permanence la concision des phrases. J’essaie de construire chaque phrase comme une image. J’organise des ellipses avec des sauts temporels. Il faut donc un rythme, des assonances, de la prose, faire claquer chaque mot… Je voudrais qu’on lise mes textes à voix haute!

Quelle est la grande leçon à retenir de ces Silences des pères?

Du tragique peut naître une espérance humaine…

Les Silences des pères, de Rachid Benzine. Seuil.

Les indispensables

Né à Kénitra (Maroc) en 1971 et ayant grandi à Trappes (Yvelines, Paris), Rachid Benzine a été professeur de lycée puis maître de conférences à l’université. Il publie en 1998 avec le prêtre catholique français Christian Delorme son premier livre, Nous avons tant de choses à nous dire. En 2004, il signe Les Nouveaux Maîtres du Coran. En 2013, il revient en librairies avec Le Coran expliqué aux jeunes – un beau succès en librairies. Lors de la parution, l’éditeur a expliqué : «Le Coran, tout le monde en parle, mais qui le connaît vraiment? Ce livre révèle au grand public un Coran méconnu, souvent par les musulmans eux-mêmes. Avec méthode et clarté, Rachid Benzine met à la portée de tous les clés de sa lecture et de sa compréhension».

En 2017 arrive Des mille et une façons d’être juif ou musulman, texte où l’islamologue dialogue avec la rabbine française Delphine Horvilleur. Commentaire de Rachid Benzine : «Au-delà de nos différences, nous avons tous deux compris que la Bible et le Coran n’étaient pas étrangers l’un à l’autre. Et tous deux, nous revendiquons la liberté de la recherche et de la parole religieuses. (…) Nous espérons que notre parole libre et résolument fraternelle fera surgir beaucoup d’autres paroles libres et fraternelles».

En 2020, Rachid Benzine se glisse dans le costume de romancier. Avec Ainsi parlait ma mère, il livre un récit bouleversant. On lit : «Vous vous demandez sans doute ce que je fais dans la chambre de ma mère. Moi, le professeur de lettres de l’université catholique de Louvain. Qui n’a jamais trouvé à se marier. Attendant, un livre à la main, le réveil possible de sa génitrice. Une maman fatiguée, lassée, ravinée par la vie et ses aléas. La Peau de chagrin, de Balzac, c’est le titre de cet ouvrage. Une édition ancienne, usée jusqu’à en effacer l’encre par endroits. Ma mère ne sait pas lire. Elle aurait pu porter son intérêt sur des centaines de milliers d’autres ouvrages. Alors pourquoi celui-là? Je ne sais pas. Je n’ai jamais su. Elle ne le sait pas elle-même. Mais c’est bien celui-ci dont elle me demande la lecture à chaque moment de la journée où elle se sent disponible, où elle a besoin d’être apaisée, où elle a envie tout simplement de profiter un peu de la vie. Et de son fils».

La même année, quelques mois plus tard, c’est Dans les yeux du ciel : au temps des révolutions arabes, une plongée lumineuse dans l’univers d’une prostituée. Elle se raconte et la question surgit : toute révolution mène-t-elle à la liberté? Et il y eut en 2022 Voyage au bout de l’enfance. Un texte puissant sur l’histoire de Fabien, un gamin de banlieue. Il est heureux, aime la poésie (Jacques Prévert, surtout), les copains et le foot. Un jour, le gamin et ses parents quittent Sarcelles et partent pour la Syrie. Le père, combattant de Dieu, va y mourir, Fabien et sa mère vont se retrouver dans un camp… Et ces temps-ci, Rachid Benzine travaille sur un nouvel essai et a mis en chantier un nouveau roman qui mènera… au XVIIe siècle.

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