Éminente figure de la littérature contemporaine en Hongrie, Krisztina Tóth a accumulé les livres et les prix avant d’être mise au ban par le gouvernement de Viktor Orbán. Elle raconte tout ça avant sa venue ce week-end à Luxembourg.
On la connaît d’abord en français pour un recueil de poésie (Le Rêve du Minotaure, 2001) et un roman (Code-barres, 2014). Mais ce serait réducteur de résumer Krisztina Tóth à ces deux ouvrages, surtout à la vue de son CV, impressionnant : une quarantaine de livres écrits depuis 1989, traduits en seize langues et honorés de nombreux prix nationaux comme internationaux. Sans oublier son statut de traductrice pour, entre autres, Desnos et Mallarmé. En 2021, pourtant, sa popularité et son expérience ont été balayées à la suite d’une interview où, questionnée sur les livres figurant sur les programmes scolaires, elle émet une réserve sur L’Homme en or (1872), roman de l’écrivain Mór Jókai, qui, selon elle, véhicule une image peu flatteuse – voire humiliante – des femmes.
S’ensuit alors une violente polémique, faite de menaces, d’injures et de boycottages, orchestrée par le gouvernement de Viktor Orbán et la presse à sa solde. Une affaire qui fera écho en Europe, relayée notamment par le journal Libération. Alors qu’elle n’a toujours pas retrouvé crédit dans son pays, Krisztina Tóth arrive aujourd’hui à Luxembourg dans le cadre du Printemps des poètes, fière que son roman Pixel soit aujourd’hui disponible en Chine et heureuse de bientôt en présenter un nouveau (Nos bijoux). L’occasion de discuter avec elle d’écriture, de poésie et bien sûr, de démocratie.
Voilà plus d’une trentaine d’années que vous écrivez. Qu’est-ce que l’écriture pour vous?
Krisztina Tóth : En réalité, ça fait presque quarante ans… L’écriture, ce n’est pas seulement une profession, c’est ma vie. J’ai toujours écrit et je ne pourrais pas envisager mon existence sans cela.
Parmi vos romans, nouvelles, pièces de théâtre et livres destinés à la jeunesse, quelle place occupe la poésie?
Au début de carrière, pendant dix ans, je n’ai fait que de la poésie. Selon moi, les auteurs qui commencent par cela développent une autre approche de la prose : ils ne partent pas forcément sur de longues histoires, mais sur des choses plus courtes, plus denses aussi. Une sorte de version comprimée (elle rit).
Ce n’est pas vous qui allez vers le poème, c’est lui qui vient à vous
Quelle est la particularité de la poésie par rapport à d’autres formes d’écriture?
La poésie, ce n’est pas quelque chose que vous pouvez exercer de façon mécanique. Car ce n’est pas vous qui allez vers le poème, c’est lui qui vient à vous. Écrire un roman ou une nouvelle, on peut s’y mettre tous les jours, quitte à se débarrasser après de certains passages, du superflu. Le poème a sa part de mystère, de secret. Avec lui, il faut être patient, ouvert, aux aguets, prêt à écrire, car le geste ne se force jamais.
Y’a t-il un fil rouge qui relie l’ensemble de votre travail?
Oui, il y a un motif qui revient : la notion du temps, avec des questionnements sur le passé et l’identité. C’est comme pour un peintre ou un chanteur : on reconnaît ses traits ou sa voix, mais ceux-ci évoluent avec les années. C’est cela : mes œuvres parlent de ce qui change, et de ce qui subsiste.
Vous considérez-vous comme une auteure qui donne la voix aux femmes, à l’instar de votre prochain livre ou Code-barres?
Pas particulièrement. Ce n’est pas ce qui saute aux yeux dans mes romans ou nouvelles. Oui, dans Code-barres, il y a quinze femmes. Mais plus généralement, ce qui m’intéresse, c’est d’écrire des histoires communes. C’est d’abord la relation entre les hommes et les femmes qui m’intrigue.
En Hongrie, les auteurs ont peur, s’autocensurent
Week-end poétique
Vous êtes aussi traductrice. À vos yeux, faut-il aimer l’auteur que l’on traduit?
Oui, mais il ne faut pas seulement aimer l’auteur, mais aussi trouver l’équivalent de sa voix dans sa langue maternelle. Ici, en Hongrie, c’est un peu spécial : notre langue, peu parlée ailleurs, n’a jamais fait partie des grandes familles de langues européennes, ce qui l’a rendue toujours très ouverte à la traduction. Traditionnellement, c’est un travail qui revient aux auteurs et aux poètes. Moi-même, je ne vois pas la différence quand je travaille sur le texte d’un autre ou sur l’un des miens. C’est aussi intense, et passionnant!
En 2021, vous avez été harcelée par les médias et les gens proches du Premier ministre Viktor Orbán. Qu’est-ce que ça dit sur votre pays actuellement?
En Hongrie, la démocratie est érodée, et cela a notamment un impact sur la littérature : les auteurs ont peur, s’autocensurent. Le monde littéraire est alors divisé en deux avec, d’un côté, ceux qui soutiennent le gouvernement et reçoivent des prix, des avantages financiers. De l’autre, ceux qui disent tout haut leurs opinions et sont marginalisés. Parallèlement, il faut savoir que le gouvernement pratique une propagande homophobe et xénophobe violente. Une loi a été adoptée il y a deux ans sur la « protection de l’enfance », qui est en réalité un décret homophobe obligeant par exemple les éditeurs à emballer sous blister les livres de jeunesse où il y a des références LGBTQ+. Et mon ouvrage Pixel (2011), qui figurait au programme des examens de fin d’études, ne l’est plus aujourd’hui car on y trouve un personnage homosexuel. Pire : l’État a racheté une partie de la plus grande société d’édition et de distribution de livres pour influencer le marché. On marche à l’envers! C’est effrayant…
Comment avez-vous vécu personnellement les attaques?
C’était grave. Je me suis réfugiée en France quatre mois avec ma fille car j’ai reçu des menaces, verbales et écrites. J’avais des crottes de chien dans ma boîte à lettres… J’ai été victime d’une campagne de haine. Mais j’ai surtout été visé parce qu’en tant que femme divorcée et mère d’un enfant adopté, de surcroît d’origine rom, j’étais une cible idéale pour eux. À ce propos, les attaques contre les représentants culturels sont systématiques en Hongrie, simplement pour montrer et rappeler que personne n’est à l’abri.
Où en sont vos relations avec votre pays deux ans plus tard?
Toujours très compliquées…
Votre livre, L’Œil du singe, a été récompensée en tant que « meilleur roman de l’année« et du prix des lecteurs (Moly) dans la catégorie fiction en Hongrie en 2022. Il semble que le public vous est resté fidèle…
D’ailleurs, c’est un roman sur la manipulation de masse, dans un pays utopique en pleine Europe centrale avec un régime autoritaire aux commandes… C’est rassurant que les lecteurs ne se laissent pas influencer par l’État, mais ça ne guérit pas mes blessures : j’ai été traînée dans la boue, et ça, je ne le digère pas. Imaginez que sur un plateau télévisé, des personnes étrangères au monde littéraire décidaient si j’étais compétente ou simplement bête. Et tous les articles de presse usaient du même qualificatif pour me définir : une auteure « médiocre et insignifiante ».
Vous étiez déjà au Printemps des poètes Luxembourg en 2016. Qu’en avez-vous retenu?
Venant de la Hongrie, j’ai découvert un lieu très calme et luxueux. J’en garde d’excellents souvenirs. Le palais princier m’a laissé une impression de conte de fées, comme si j’avais pénétré dans l’illustration d’un livre. Oui, je suis impatiente de retourner dans ce pays des merveilles (elle rit).
Est-ce important de célébrer chaque année la poésie, toujours un peu en retrait du monde de la littérature?
C’est important car l’édition, dans de nombreux pays, est soumis à d’importantes pressions financières, l’obligeant à s’orienter vers des genres qui se vendent bien, ou mieux. La poésie en souffre alors que pour moi, c’est l’origine de tout! La poésie nous aide à comprendre nos propres problèmes. Elle n’agit pas sur la conscience, mais directement sur l’âme, comme la musique. Lors de mes rencontres avec le public, j’entends souvent dire que la poésie, c’est trop compliqué. Alors j’en lis, pour prouver le contraire. Il faut juste être ouvert et écouter. Et surtout, il ne faut pas en avoir peur! Et en général, il n’y à rien à en craindre. Rien du tout!
Après une ouverture hier à la Kulturfabrik, le Printemps des poètes Luxembourg, 17e du nom, se poursuit traditionnellement tout le week-end à Luxembourg, d’abord à Neimënster pour la désormais classique «Grande nuit de la poésie», suivie le lendemain par une «Matinée poétique» à la Galerie Simoncini. Samedi, douze poètes de toute l’Europe (et de plus loin) seront réunis pour faire entendre leurs voix (dans leur langue et en traduction), plaisir qui pourra se prolonger sur les stands de la librairie Ernster ou en musique avec l’accompagnement de la violoncelliste Beatriz Jiménez. Dimanche, dans un format plus contenu, les lectures se poursuivront avec, en outre, une table ronde autour du thème de la grâce.
«Grande nuit de la poésie»
Samedi à partir de 19 h.
Neimënster – Luxembourg.
«Matinée poétique»
Dimanche à partir de 11 h.
Galerie Simoncini – Luxembourg.
www.printemps-poetes.lu