Fruit d’un imposant travail de recherche, «D’histoires et d’art» aborde un chapitre peu connu de l’histoire de l’art au pays : celui des peintres luxembourgeois du XVIIIe siècle. Un panorama singulier, dans le fond comme dans la forme.
L’ouvrage édité par le Nationalmusée um Fëschmaart (MNAHA) est touffu. Si les quelque 400 pages, bien tassées, peuvent surprendre, son origine l’est tout autant. Car il ne s’agit pas d’un catalogue d’exposition classique, mais de la publication… d’une dissertation doctorale ! Celle, toute fraîche, d’Henri Carême, qui a soutenu une thèse en histoire de l’art, au début de cette année, à l’université de Louvain-la-Neuve, en Belgique. Son sujet ? Les peintres actifs au cours du siècle des Lumières dans le duché de Luxembourg. Une thématique inhabituelle, rarement abordée et encore moins exposée.
Le co-commissaire, qui connaît le sujet à fond (et dont les premières discussions avec le musée remontent à 2018), donne certaines explications rationnelles à cette carence : une «littérature fort lacunaire», des sources «plutôt rares», des bases de données «peu parlantes» et des œuvres répertoriées «mal connues, ou parfois attribuées d’une manière erronée». Henri Carême, comme il le détaille sur MuseoMag, a dû alors, de longs mois durant, défricher et «dépouiller» avec patience les «fonds multiples des archives de la Grande Région (nationales, diocésaines et départementales)», tout en réalisant des «repérages sur le terrain», des églises aux musées jusqu’aux châteaux et autres collections privées.
L’école de peinture de «Brother Abraham»
Au bout du travail, colossal, la «vue d’ensemble» d’une époque et de pratiques qui se découvrent (ou se retrouvent), prenant aujourd’hui la forme d’une exposition qui a plus de valeur pour son aspect historique que pour ses qualités artistiques intrinsèques. Ruud Priem, conservateur de la section Beaux-Arts au MNAHA (et lui aussi co-commissaire), confirme : «Tout le monde peut voir que ce ne sont pas des chefs-d’œuvre de la peinture européenne !». Son œil s’arrête toutefois sur La Vierge pastourelle dans une couronne de fleurs, toile signée Pierre-Joseph Redouté (1759-1840). Il tempère : «Il y a quand même quelques œuvres intéressantes d’un point de vue esthétique.»
Durant sa longue enquête, Henri Carême a fait le décompte : de 1701 à 1800, pas moins de 81 peintres sont attestés (dont 43 sont nés au duché de Luxembourg, alors sous l’Ancien Régime). Et selon une carte, leurs ateliers s’étendent de la ville de Marche (aujourd’hui en Belgique) jusqu’à Echternach. Le musée retiendra finalement dix artistes : Philippe Doyé, Dominique Linden ou encore Jean-Pierre Sauvage, entre autres. Parmi eux, un seul nom résonne encore, celui de Jean-Louis Gilson, connu sous l’appellation de «Brother Abraham» (1741-1809), resté dans les mémoires pour avoir fondé la première école de peinture à Orval, permettant l’éclosion, le siècle suivant, d’artistes comme Jacques Sturm ou Jean-Baptiste Fresez.
Des copies de «modèles gravés»
Concrètement, précise le thésard, cette rétrospective, que l’on peut qualifier de «transnationale», a un double objectif : d’abord donner à voir des tableaux emblématiques de l’époque réalisés par des maîtres dits «actifs» (bien que souvent occupés à d’autres tâches et d’autres métiers, comme celui d’architecte). Ici, une bonne trentaine d’œuvres sont réunies, essentiellement des toiles tendues sur châssis, plus robustes («en raison de la piètre qualité des routes», souligne Ruud Priem), composées de retables et d’autres œuvres religieuses, de (nombreux) portraits et de (rares) natures mortes.
Esthétiquement, qu’en apprend-on ? Que l’ensemble, s’il n’est pas de «grande qualité», témoigne d’une pratique courante à l’époque : ne pouvant généralement pas voyager, et pour le coup plutôt «isolé», l’artiste copie, mélange ou réinterprète des compositions conçues par les grands maîtres de la peinture, fac-similés de «modèles gravés» arrivant depuis Paris, Düsseldorf ou l’Italie, par les voies empruntées par les négociants. «Du coup, ça peut paraître répétitif et sans force graphique. Parfois, c’est la copie d’une copie d’une copie…», explique le conservateur, pour qui la nécessité se trouve ailleurs : «C’est l’histoire qui compte ! On est aux balbutiements d’un art, à son berceau».
Une installation immersive façon miroir
Ce qui ramène au second objectif : rendre compte de la manière dont vivaient les peintres au duché de Luxembourg sous l’Ancien Régime. Afin de ne pas se perdre dans les explications «casse-têtes» et rébarbatives, le MNAHA a cherché à rendre son exposition la plus attrayante possible. Bref, à instruire sans ennuyer, grâce à une installation immersive, jouant comme le reflet d’un miroir avec toutes les œuvres accrochées en face sur un seul pan de mur. Tapis rouge et banquettes, le voyage dans le temps se fait dans un salon du XVIIIe siècle reconstitué. Et à l’écran, durant une vingtaine de minutes, dans un jeu d’apparition-disparition, des minividéos s’enchaînent pour mettre en contexte l’histoire des peintures, de leurs créateurs et la scène artistique d’alors.
On y découvre notamment, grâce à l’intervention de spécialistes (Lis Hausemer et Muriel Prieur du MNAHA, ainsi que le conservateur du musée de l’abbaye d’Echternach, Alex Langini) apparaissant sur des fenêtres explicatives animées, différentes petites choses «pratiques» : les prix des tableaux, les tendances d’antan, la formation des artistes, leur technique picturale ou la dure réalité de leur situation économique. Sans oublier le type de commandes reçues, qu’elles soient d’ordre institutionnel, privé ou ecclésiastique (faites par le clergé pour embellir les abbayes, les cloîtres et les églises luxembourgeoises).
À la portée des fans d’Instagram
Ruud Priem, qui se demande non sans inquiétude «comment préserver à l’avenir tout cet héritage» (lui qui a vu, aux Pays-Bas, un lieu saint «fermer chaque semaine»), se dirige d’un pas sûr vers le portait de l’empereur Léopold II d’Autriche, réalisé par Pierre Maisonet (1750-1827). «Il est accroché à la Présidence du gouvernement», note-t-il, reconnaissant que Xavier Bettel, «très sympathique», connaisse l’origine de l’œuvre. D’un mouvement de bras, il en indique d’autres, trouvés par Henri Carême lors de sa «tournée des clochers». En outre, différents documents d’archives complètent l’approche pédagogique : diplômes, mémoires, livres imprimés, carnets de croquis, inventaires, contrats de travail…
Si c’est de la musique classique qui conduit l’avancée du visiteur, «D’histoires et d’art» se veut avant tout moderne. Le conservateur en veut plusieurs preuves : cette installation «où c’est la pièce qui change sans que le public ne bouge», généreusement applaudie lors du vernissage, mais aussi la playlist Spotify qu’il a concoctée spécialement pour l’occasion et, bien sûr, ce faux salon du XVIIIe siècle, à la portée des fans d’Instagram. Même les œuvres (dont certaines restaurées en profondeur) et la vie des hommes derrière s’ancrent dans le présent, selon lui.
«On trouve des parallèles avec notre ère. Aujourd’hui, comme à l’époque, au Luxembourg, il est toujours compliqué de trouver un atelier, une bonne formation et des commanditaires!» Le MNAHA se veut donc porteur d’un message d’espoir, lâché en conclusion par Ruud Priem. «Qu’importe la difficulté de la situation, ces artistes sont aujourd’hui au musée!» Comme quoi, la persévérance paie, à condition de bien vouloir attendre trois siècles.
«D’histoires et d’art». Jusqu’au 28 janvier 2024. MNAHA – Luxembourg.