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Jean Asselborn et l’Orban turkmène [analyse]


Le 6 septembre, Jean Asselborn serre la main de Gurbanguly Berdimuhamedow, dirigeant de l'une des pires dictatures de la planète, avec qui le Luxembourg veut renforcer ses relations économiques. Le 13 septembre, le ministre appelle à exclure la Hongrie de l'UE en raison de la dérive populiste de son Premier ministre. (photo MAEE)

Jean Asselborn veut exclure la Hongrie de l’UE car elle viole ses valeurs fondamentales. Mais cette position résolument morale est à géométrie variable comme le montre le récent séjour du ministre luxembourgeois des Affaires étrangères au Turkménistan.

Le souhait du ministre luxembourgeois de bouter les Hongrois hors de l’Union européenne est rejeté par la classe politique européenne. Jean Asselborn oppose les valeurs fondamentales européennes aux dérives populistes de Viktor Orban. Mais dans le même temps, il veut renforcer les liens économiques du Grand-Duché avec l’une des pires dictatures au monde.

Jean Asselborn persiste et assume. Depuis la parution, mardi, d’une interview dans le journal allemand Die Welt, où il appelle à exclure la Hongrie de l’Union européenne, le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères ne retire rien à l’esprit de son propos. Et peu lui importe qu’il soit contesté de toute part, au Luxembourg, en Europe et jusque dans sa propre famille politique.

Son homologue allemand, le social-démocrate Franck-Walter Steinmeier, s’est ainsi distancié de celui qui compte pourtant parmi ses amis.

Autre social-démocrate allemand, le président du Parlement européen, Martin Schulz, a qualifié de «bêtise absolue» la proposition du socialiste luxembourgeois. Quant aux critiques adressées à Jean Asselborn par le camp conservateur, elles paraîtront non avenues tant que les douze députés européens du Fidesz, le parti de Viktor Orban, siégeront dans le groupe du PPE, dont est membre Viviane Reding. Mardi, elle avait affirmé que le ministre avait ridiculisé le Grand-Duché.

Pour Jean Asselborn, Budapest «viole les valeurs fondamentales de l’Union européenne» et pour cette raison ne mérite plus d’appartenir à la famille européenne. Entre provocation et politique d’extrême droite, Viktor Orban – «the dictator» comme l’a un jour appelé Jean-Claude Juncker – foule aux pieds les valeurs d’une Union dont il voudrait tirer les bénéfices sans en respecter les règles, en premier lieu celle de la solidarité, indispensable corollaire d’une coexistence entre États engagés dans un projet commun.

Mépris des convenances diplomatiques

Sous la houlette du Premier ministre Orban, la Hongrie réprime les réfugiés de guerre, restreint la liberté de la presse, muselle l’opposition, sape l’indépendance de la justice et passe à la moulinette d’un révisionnisme fascisant l’histoire même du pays. Autant d’actions en contradiction avec les principes démocratiques dans lesquels s’est drapée l’Union européenne au fil des décennies.

C’est tout cela qui est devenu insupportable aux yeux de Jean Asselborn, estimant par ailleurs qu’en agissant de la sorte, la Hongrie rend inaudible le message universaliste des droits de l’homme véhiculé par l’Europe. Mais le chef de la diplomatie luxembourgeoise sait pertinemment, et le reconnaît, que son souhait de voir la Hongrie exclue de l’UE n’a aucune chance d’aboutir. Une telle décision requiert l’unanimité des États membres, autant dire mission impossible à l’heure où les divisions entre nations européennes se révèlent chaque jour davantage.

Le principal mérite de cette sortie spectaculaire est dès lors pour Jean Asselborn d’avoir, peut-être dans l’espoir de faire bouger les lignes, mis les pieds dans le plat, dans le style direct et salutaire qu’il affectionne parfois au mépris des hypocrites convenances diplomatiques.

Car s’il n’y a rien de nouveau dans le discours du ministre luxembourgeois à l’égard de la Hongrie, il n’était jusqu’à présent jamais allé aussi loin. Il a, dans l’entretien accordé à Die Welt, usé du registre de l’affect, jugeant qu’Orban «traite les réfugiés comme des animaux sauvages» ou prédit que «la Hongrie n’est plus très éloignée d’un ordre pour tirer sur les réfugiés». Surtout, en affirmant qu’«on ne peut accepter que les valeurs fondamentales de l’UE soient bafouées aussi massivement», Jean Asselborn place le débat sur le terrain de la morale.

L’avenir de la Hongrie n’est pas lumineux

La politique, qui régit le collectif, n’est certes pas la morale, par laquelle l’individu définit les devoirs qu’il s’impose. Mais elle en constitue un élément d’autant plus impérieux à une époque où les ambitions égotiques des dirigeants et l’idolâtrie vouée au scientisme néolibéral se substituent à la conduite efficace des affaires publiques. Que Jean Asselborn veuille moraliser la politique est tout à son honneur.

L’exclusion de la Hongrie de l’UE, ou sa menace, constitue-t-elle pour autant une solution pour ramener à la raison ce pays et les trois autres membres du groupe de Visegrad (Pologne, République tchèque et Slovaquie), engagés peu ou prou sur la même voie? En maniant exclusivement la matraque dans la crise de la dette grecque, les institutions européennes ont suffisamment accentué leur discrédit pour que l’on y réfléchisse à deux fois.

Des voix se sont aussi élevées ces jours-ci pour rappeler que tous les Hongrois ne se reconnaissent pas dans les outrances et les outrages d’Orban, quand bien même celui-ci dispose d’une légitimité électorale renforcée depuis les législatives d’avril 2014 où son parti a raflé près de 45 % des suffrages, lui conférant plus de deux tiers des sièges au parlement. Et puis le résultat d’une élection n’est que le reflet d’un instant donné. Il ne présage rien de l’avenir, même si celui de la Hongrie n’apparaît pas des plus lumineux.

Une des pires dictatures au monde

Il y a aussi quelque chose de profondément antinomique à vouloir écarter la Hongrie d’Orban car elle exclut tout ce qui n’entre pas dans le champ de sa vision étriquée de la gouvernance. L’expérience montre que soigner le mal par le mal est une thérapie rarement couronnée de succès.

C’est le sens de ce que Martin Schulz a déclaré mercredi matin à la télé allemande ZDF : «Les citoyens européens n’attendent pas de nous que nous nous disputions, ils veulent que nous trouvions des solutions.» Le président du Parlement européen a enfoncé le clou, estimant que si les multinationales payaient les impôts sur leurs bénéfices «nous aurions plus d’argent à disposition pour aider les États et les communes à résoudre la crise des réfugiés». Une référence explicite à la politique fiscale agressive menée par le Grand-Duché.

«Les citoyens veulent des solutions»

Le plus gênant se situe néanmoins ailleurs si l’on veut suivre Jean Asselborn sur le chemin de la morale politique. L’interview à Die Welt est parue une semaine jour pour jour après un voyage du ministre au Turkménistan, pays d’Asie centrale dont le régime passe pour être l’un des plus dictatoriaux au monde.

Selon un communiqué du ministère luxembourgeois des Affaires étrangères, ce déplacement s’inscrivait dans le cadre du 25e anniversaire de l’accession à l’indépendance de cette ancienne république soviétique de cinq millions d’habitants. En réalité, le chef de la diplomatie luxembourgeoise s’y est surtout rendu pour faire du business.

Dans ce domaine, le Turkménistan a des arguments à faire valoir, avec des taux de croissance annuels du PIB de 10 % et d’importantes réserves de gaz. Le pays passe aussi pour un havre de stabilité dans une région agitée, le Turkménistan partageant notamment une frontière avec l’Afghanistan.

Culte de la personnalité

Accompagné de Richard Forson, le patron de Cargolux, Jean Asselborn a signé un accord aérien avec son homologue turkmène. Peut-être le début d’une idylle qui devrait se poursuivre, toujours selon le gouvernement, par des «négociations sur un accord de non double imposition».

Gâterie fiscale réciproque visant autant à sécuriser les éventuels investissements luxembourgeois qu’à attirer les capitaux turkmènes vers le Luxembourg et peut-être séduire une élite réputée être l’une des plus corrompues de la planète.

Dans la capitale Achgabat, Jean Asselborn s’est aussi entretenu avec le président Gurbanguly Berdimuhamedow, dont l’attachement au culte de sa propre personnalité n’a d’égal que la litanie des atteintes aux droits de l’homme dont il est accusé.

L’ONG Human Rights Watch en livre quelques éléments : assimilation forcée des minorités ethniques, limitations délibérées de l’accès à la culture (les bibliothèques ont été fermées en province), interdiction des partis d’opposition, justice expéditive, absence totale de liberté de la presse, non-respect des droits des enfants (la propagande officielle remplace les mathématiques, l’histoire, la géographie ou la littérature dans les programmes scolaires), liberté de religion restreinte, quadrillage massif du pays par des forces de l’ordre qui rackettent les populations. La liste n’est pas exhaustive et a de quoi faire passer Orban pour un charmant boy-scout, ce qu’il n’est évidemment pas.

Améliorer les relations commerciales

Jean Asselborn ne détient pas le monopole de l’attitude cynique consistant à faire des affaires avec des dictatures. La France, par exemple, est aux avant-postes des pays qui concluent depuis des années de juteuses affaires avec cette peu riante république, notamment par l’entremise des géants du BTP Bouygues et Vinci.

Mais cela n’excuse rien. D’autant que la visite du ministre luxembourgeois se voulait un préalable «visant à améliorer les relations commerciales et renforcer les liens économiques entre les deux pays». Et si lors de son séjour Jean Asselborn «s’est enquis de la situation relative aux droits de l’homme dans le pays», cela ne sauve pas la morale, si chère au ministre socialiste.

Car si la morale nous dit entre autres ce qu’il convient absolument de ne pas faire, il ne fallait pas aller serrer la main du président turkmène. Que la Hongrie fasse partie de la famille européenne et non le Turkménistan ne change rien. La morale se rapporte à l’humain et à ce titre la vie d’un Turkmène ne vaut pas moins que celle d’un Européen. À moins de considérer que les valeurs dont Jean Asselborn s’érige en défenseur face à Orban ne soient monnayables, convertibles en espèces sonnantes et trébuchantes.

Fabien Grasser

Un commentaire

  1. Article très intéressant, qui démontre une fois de plus l’hypocrisie d’Asselborn!