ArcelorMittal est en voie de racheter le sidérurgiste Ilva qui détient la plus grande aciérie d’Europe, dans le sud de l’Italie. Mais à Tarente le maintien de l’activité est contesté en raison d’une pollution aux conséquences dramatiques.
« Le gouvernement n’a pas l’intention de fermer Ilva, mais il faudra concilier les exigences de production, de dépollution et de maintien de l’emploi.» Luigi Di Maio ne s’est pas vraiment mouillé, lundi, en recevant les syndicats italiens, impatients de connaître la position du nouveau gouvernement sur le rachat des aciéries Ilva par ArcelorMittal. À peu de chose près, le leader du M5S a entonné le même refrain que ses prédécesseurs sur le devenir du site industriel de Tarente, dans les Pouilles.
Au moins, les syndicats sont-ils sortis rassurés du rendez-vous, Di Maio s’étant jusque-là montré ambigu tandis que le sort d’Ilva nourrissait une polémique avec Matteo Salvini, son partenaire d’extrême droite dans la coalition gouvernementale. La question est invariablement la même depuis des années : faut-il maintenir une activité employant 11 000 salariés ou fermer ce qui est l’un des sites industriels les plus toxiques d’Europe?
Le M5S est sorti en tête des législatives de mars à Tarente et Di Maio, en charge de l’économie dans le gouvernement, avait jusqu’à présent refusé de trancher ce sujet qui divise profondément les 200 000 habitants de la ville. À Tarente, ils résument leur dilemme en une formule aiguisée : «Crever de faim ou crever du cancer.»
En juillet 2012, la justice italienne avait qualifié Ilva de «désastre environnemental» et placé l’usine sous séquestre. Des poursuites visent les anciens propriétaires, la famille Riva, et des dirigeants de l’usine auxquels le parquet de Tarente reproche 400 décès, les cas les plus probants parmi les 11 000 répertoriés par les parties civiles. Le procès est toujours en cours et de nouvelles investigations ont été lancées car la situation ne s’est que peu améliorée depuis que l’État a repris le site sous son aile.
Écoles fermées, enfants confinés
À elle seule, l’aciérie de Tarente est responsable de près de 9 % des émissions de dioxine en Europe (92 % à l’échelle des Pouilles). Benzopyrène, coke, plomb et toute la gamme des métaux lourds imprègnent l’atmosphère, les sols et la mer. A Tarente, le taux de mortalité est supérieur de 10 % à 15 % par rapport au reste de l’Italie et le nombre de cancers infantiles dépasse de 50 % ceux enregistrés au niveau national. Maladies cardiaques et respiratoires, leucémies et tumeurs déciment les salariés de l’usine.
Ilva est un mastodonte industriel qui compte Fiat parmi ses clients en acier plat. Doté de cinq hauts-fourneaux, dont deux sont à l’arrêt, le site est le plus important pour sa capacité de production en Europe. Mais dans le quartier voisin de Tamburi, les écoles ferment régulièrement et il est interdit aux enfants de jouer dans les rues. Parfois c’est toute la ville qui est confinée quand, les jours de grand vent, les poussières de minerai de fer s’insinuent dans les moindres recoins de l’agglomération.
«Avant, il n’y avait pas tous ces problèmes», dit Antonia Battaglia, une activiste proche de l’ONG PeaceLink de Tarente, en pointe dans le combat contre la pollution d’Ilva. «Les filtres à dioxine sur les cheminées sont totalement obsolètes, les sols ne sont pas imperméabilisés et laissent tout passer, Ilva déverse des produits toxiques dans la nature, le minerai de fer est stocké à l’air libre…», égrène Antonia Battaglia. Longtemps, le golfe de Tarente «était le premier producteur de fruits de mer en Europe, mais maintenant tout devient impropre à la consommation». L’activiste connaît bien l’histoire du site de Tarente dont son père, Giuseppe Battaglia, fut le directeur administratif, «avant 1992, quand Ilva se trouvait encore dans le giron de l’État italien».
1,3 milliard sur un compte en Suisse
En 1995, au terme du programme de privatisation de sa sidérurgie, Rome avait vendu Ilva Tarente à Emilio Riva, une figure du capitalisme italien, qui gérait ses affaires avec ses fils. C’est sous leur férule qu’Ilva est devenue une «bombe écologique». Rattrapés par la justice en 2012, ils avouent avoir retardé les travaux de mise en conformité et dissimulé 1,3 milliard d’euros sur un compte UBS en Suisse alors que l’entreprise était en crise. Le rapatriement de ces fonds doit financer une partie de la dépollution.
Selon l’accord qu’ArcelorMittal doit conclure avec l’État italien, le sidérurgiste s’engage à investir 1,1 milliard d’euros dans la mise aux normes environnementales de l’usine. «L’accord indique aussi qu’ArcelorMittal sera inattaquable sur la pollution», précise Jean-Claude Bernardini. Secrétaire central du syndicat Sidérurgie et Mines de l’OGBL, il connaît le dossier de longue date et y prête une attention plus aiguë depuis qu’ArcelorMittal a décidé de vendre l’usine de Dudelange en contrepartie du rachat d’Ilva, afin de satisfaire aux règles européennes de la concurrence (lire ci-contre).
Production limitée par décret
ArcelorMittal effectuera-t-il les investissements promis? À Tarente, tout le monde n’en est pas convaincu tant les partisans d’une fermeture restent nombreux. Pourtant, cela devrait être dans l’intérêt du repreneur, un décret de septembre 2017 limitant la production à 6 millions de tonnes d’acier par an jusqu’à la mise en conformité des installations. Dans son ambition de conforter sa position de leader mondial, ArcelorMittal veut porter la production à 9 millions de tonnes. Il reviendra donc aux autorités de faire respecter les règles qu’elles ont édictées.
Mais «sur place, beaucoup de gens n’ont aucune confiance dans le gouvernement», constate Antonia Battaglia. La défiance envers Rome ne date cependant pas de l’arrivée au pouvoir de la coalition formée par le M5S et la Ligue. Pouvoir central et locaux s’opposent de façon récurrente sur Ilva. Il y a quelques mois encore, la région dénonçait des émissions toxiques supérieures aux normes internationales tandis que le gouvernement jurait qu’elles étaient bien en deçà des seuils d’alerte.
Comme c’est le cas pour nombre de cités italiennes, le sous-sol de Tarente regorge de vestiges antiques et historiques et d’aucuns rêvent d’un nouveau départ sous le signe du tourisme.
«Des risques intolérables»
Antonia Battaglia ne semble pas trop y croire : «Tarente n’a pas d’aéroport, il manque les hôtels aux standards internationaux et le port, industriel, n’a pas de marina pour accueillir les bateaux de plaisance. Ilva fait travailler directement ou indirectement 20 000 personnes dans la ville et les gens veulent garder leurs emplois. Il y a bien une prise de conscience sur les effets de la pollution depuis deux ou trois ans, mais la région des Pouilles est l’une des plus pauvres d’Italie avec un taux de chômage à 18 %.»
Le scepticisme des habitants de Tarente trouve un écho dans un compte rendu de mission publié par des eurodéputés qui avaient enquêté sur place en juillet 2017. Quand bien même toutes les prescriptions seraient mises en œuvre, «le risque oncologique et l’augmentation du nombre de crises cardiaques et d’attaques cérébrales lors des jours de grand vent ainsi que du nombre de tumeurs, de déficiences infantiles et de cas d’infertilité féminine dans les zones résidentielles voisines de la société Ilva resteraient intolérables», écrivent-ils.
Les enfants de Tamburi ne sont pas près de courir librement les rues de leur quartier.
Fabien Grasser
Pour acquérir Ilva, ArcelorMittal va vendre six sites européens afin de se conformer aux règles européennes sur la concurrence : Dudelange au Grand-Duché, Piombino en Italie, Galati en Roumanie, Skopje en Macédoine, Ostrava en République tchèque et trois lignes de production à Liège, en Belgique. Pour boucler le rachat, le sidérurgiste a créé le consortium Am Investco Italy dont il détient 85 % des parts, les 15 % restants étant entre les mains de l’italien Marcegaglia avec qui il s’est associé. Le coût de l’opération sera de 4,2 milliards d’euros : 1,8 milliard pour la cession des parts, 1,15 milliard pour la mise en conformité environnementale et 1,25 milliard pour développer la production.