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Harcèlement au travail : la fin de l’impunité, vraiment ?


Marco Boly et Georges Engel ont détaillé les moyens déployés, et ça a été très rapide tant la liste est courte.  (photo Hervé Montaigu)

Le message de la nouvelle loi est clair : les travailleurs harcelés sont encouragés à parler, et les employeurs à agir, sous peine de sanctions. Mais pas sûr que ce soit suffisant.

Alors qu’elle figurait au programme de coalition dès 2018, il aura donc fallu cinq ans pour que la nouvelle loi sur le harcèlement moral au travail, portée par le ministre du Travail, Georges Engel, soit finalement votée. Un cadre législatif très attendu face à un phénomène qui concerne de plus en plus de travailleurs au Grand-Duché : jusqu’à deux salariés sur dix, selon l’enquête Quality of Work menée en 2019 par l’université du Luxembourg pour la Chambre des salariés.

Difficile de collecter des statistiques fiables, vu que de nombreuses victimes ne se font pas connaître ou renoncent à constituer un dossier, par peur de représailles sur leur lieu de travail ou simplement par lassitude, impatientes de tourner la page.

Cependant, l’ASBL Mobbing, qui accompagne les victimes de harcèlement, comptabilise chaque année 600 à 700 contacts avec des salariés en souffrance : des femmes pour la plupart (65 %) en 2022, et de nationalité luxembourgeoise pour un tiers d’entre elles, travaillant dans les domaines de la santé et de l’action sociale, du commerce ou de l’éducation. Et de son côté, l’Inspection du travail et des mines (ITM) recense plus de 400 demandes d’information par an concernant le harcèlement moral, dont 35 ont fait l’objet d’une plainte en 2022.

«Il y a toujours des possibilités de détourner une loi»

Assez, aux yeux du ministre socialiste, pour aller plus loin que l’accord interprofessionnel sur le harcèlement en vigueur depuis 2009, et justifier un véritable texte de loi : «Une loi revêt toujours un caractère plus formel et restrictif qu’un accord, et il était important pour nous de montrer que c’est un sujet sérieux, qui nous tient particulièrement à cœur», explique-t-il, balayant d’un revers de main les critiques du patronat, vent debout contre ces nouvelles mesures.

Leur inquiétude principale : que des salariés mal intentionnés profitent du dispositif de manière indue pour casser leur contrat et toucher le chômage. Mais sur ce risque de dérive, Georges Engel est confiant : «Il y a toujours des possibilités de détourner une loi, mais le cadre mis en place ici, avec des critères clairs et précis, garantit que seules les personnes souffrant réellement de mobbing au travail pourront bénéficier des mesures prévues.»

Même garantie de la part du directeur de l’ITM, Marco Boly : «Nous sommes rodés face à ce genre de cas. Les questionnaires sur lesquels nous nous appuyons dans nos entretiens avec victimes, témoins ou employeurs, nous permettent parfaitement de trancher si les faits sont avérés ou s’il s’agit d’un grossier coup monté», assure-t-il.

Encore faut-il que l’ITM, désormais désigné comme point de contact central pour toute personne victime de harcèlement moral au travail au Luxembourg, dispose des moyens nécessaires pour assurer cette toute nouvelle mission, après avoir connu des déboires ces dernières années dus au manque d’effectifs. Car si l’organisme est passé de 148 à 220 collaborateurs, et de 48 à 112 inspecteurs du travail entre 2018 et 2022, le gouvernement n’a pas prévu de renforts spécifiques pour le traitement des futurs dossiers de harcèlement.

Les efforts consentis se résument donc pour l’instant à l’ouverture d’une ligne téléphonique et d’une adresse mail, permettant aux salariés victimes ou témoins de saisir directement l’ITM, qui aura alors 45 jours pour émettre ses recommandations à l’employeur (lire ci-dessous). «Si les demandes s’inscrivent dans le flux habituel, ça ira. Mais si demain, 1 000 dossiers devaient rentrer, 45 jours, ce sera un peu juste, c’est certain», pointe le directeur.

En parallèle, des pourparlers ont été entamés avec l’ASBL Mobbing, composée de quatre personnes : «On souhaite intégrer leur équipe aux services de l’ITM afin de bénéficier de leur expertise», indique le ministre, précisant qu’une nouvelle réunion est programmée ces prochains jours. Des recrues qui s’ajouteraient aux quatre ou cinq agents spécialisés dans le dialogue social au sein de l’inspection.

Un pas difficile à franchir politiquement

De moyens qui paraissent peu convaincants a priori pour affronter le fléau du harcèlement sur le lieu de travail. D’autant que, comme l’avait souligné la Chambre des salariés dans son avis, la nouvelle loi ne prévoit pas le renversement de la charge de la preuve, comme c’est le cas pour le harcèlement sexuel. Selon ce principe, ce serait au harceleur mis en cause de prouver qu’il n’a rien fait. Une critique qui avait été partagée par le Centre pour l’égalité de traitement, «dubitatif» sur la réelle efficacité de la nouvelle loi.

Un pas que Georges Engel reconnaît ne pas avoir réussi à franchir politiquement : «On a décidé à l’unanimité en commission de ne pas retenir ce principe. Ça reste au salarié de rassembler les preuves constituant le harcèlement. C’est aussi un moyen de prévenir les abus», tient-il à préciser, en réponse aux craintes des organisations patronales.

Une campagne d’information démarre ces jours-ci, avec l’objectif de sensibiliser les employés, les délégations, les employeurs, et toutes les personnes qui gravitent autour de l’entreprise, y compris clients et fournisseurs : «Plus personne ne pourra dire qu’il ne savait pas», anticipe Marco Boly. Quant au ministre, il se félicite du «message rassurant» adressé aux victimes et aux témoins, les incitant à contacter l’ITM en toute confiance : «Les harceleurs présumés et les employeurs qui resteraient inactifs doivent s’attendre à des sanctions», prévient-il, ajoutant que la loi sera évaluée dans deux ans, avec des amendements si nécessaires.

Ligne SOS Harcèlement de l’ITM au tél. 24 77 61 03 ou par courriel à harcelement@itm.etat.lu

Les points clés de la nouvelle loi

– Toute conduite qui, par sa répétition, ou sa systématisation, porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne, constitue du harcèlement moral. Exemples : insultes, moqueries, remarques désobligeantes répétées, menaces ou intimidations, critiques constantes, réprimandes injustifiées, pressions ou exigences excessives, abus de pouvoir, rabaissement psychologique, remarques racistes, exclusion.

– Une fois saisie, l’ITM a 45 jours pour instruire le dossier, auditionner victime et auteur présumés, et rendre ses conclusions. L’employeur devra appliquer les recommandations pour stopper le harcèlement, sous peine de sanctions administratives (jusqu’à 25 000 euros) et pénales (jusqu’à 2 500 euros par victime).

– Victime et témoins sont protégés du licenciement. La réintégration dans l’entreprise pourra être ordonnée par simple requête.

– Le salarié peut résilier son contrat de travail à tout moment, sans préavis, avec dommage et intérêts à charge de l’employeur. En attendant une décision judiciaire, l’employé contraint de démissionner ou licencié abusivement sera autorisé à percevoir une indemnité de chômage.