Dramaturge, metteuse en scène et porteuse de bien d’autres casquettes encore, Gintare Parulyte présente sa nouvelle pièce, Lovefool, au TNL. Portrait d’une artiste prolifique et libre qui met la société face à ses contradictions.
La musique résonne jusqu’au bout de l’allée qui mène aux ateliers du TNL, reconnaissable entre mille. Dans l’encadrement de la porte d’entrée, on aperçoit déjà la metteuse en scène, un sweat-shirt bleu saphir qu’elle porte en vêtement de travail, manches retroussées, scander Greatest Love of All comme si elle était Whitney Houston. À une poignée de jours de la première de Lovefool, sa deuxième pièce, Gintare Parulyte répète avec sa comédienne les paroles de la chanson qui sera le clou d’un spectacle captivant, inattendu et «très personnel».
Dans les dix premières minutes, Grace, une actrice, subit une humiliation lors d’une scène de casting plutôt dérangeante, puis, affalée sur son canapé, ayant quitté la robe de mariée qui lui servait de costume, elle procède à un hilarant passage en revue du tout-venant masculin sur Tinder. D’un extrême à l’autre, les montagnes russes pilotées par Gintare Parulyte promettent de ne pas être de tout repos.
« Jouer une scène autobiographique me rend vulnérable »
Sans doute que cette force d’âme a fait son effet auprès du TNL. Après tout, celle qui a passé les trente dernières années de sa vie au Luxembourg se définit encore, parfois, comme une immigrée, mais elle le fait toujours avec un clin d’œil, laissant entendre qu’à force d’avoir esquivé les obstacles que rencontrent tous les immigrés – au prix, certes, d’efforts considérables –, elle est aujourd’hui en position de pouvoir.
De cette vie d’immigrée, Gintare Parulyte, 37 ans – les sept premières années en Lituanie, les 30 suivantes au Luxembourg – a créé sa première pièce, A Lithualien in the Land of Bananas : «J’y raconte mon enfance sous le régime soviétique et mon déménagement dans l’Ouest. La première chose qui m’a marquée ici, c’était qu’on pouvait acheter des bananes toute l’année et qu’il n’y avait pas de queue devant les supermarchés. En Lituanie, les bananes étaient distribuées une fois par an, à raison d’une pour chaque membre d’une famille. Manger une banane, c’était un rituel rare et précieux.» Écrit, mis en scène et joué par Gintare Parulyte elle-même, ce premier monologue avait déjà des airs de numéro de funambule. Sur scène, «jouer une scène autobiographique me rend vulnérable : si on trouve que ce que je fais là est nul, est-ce parce que le public considère que ce que j’ai vécu n’est pas digne d’être raconté?»
L’honnêteté en maître-mot
La pièce, créée au festival Fundamental Monodrama en 2018, a très bien marché, jusqu’à amener Gintare Parulyte sur la scène du Théâtre national de Lituanie, «là où, d’habitude, on joue Tchekhov et des pièces classiques». L’artiste dit y être allée avec «la peur d’être jugée», mais son langage a encore fait effet. Son langage, c’est d’abord celui du monologue, synonyme d’intimité. «C’est une forme qui a quelque chose d’humble, de simple. Elle permet de connaître en profondeur le personnage : on le juge d’abord, puis on prend le temps de découvrir sa complexité.»
L’honnêteté, pour Gintare Parulyte, est le maître-mot : «Je veux parler de choses considérées comme taboues et graves», dit l’artiste, qui fait de l’humour son meilleur allié contre l’égoïsme et en faveur de l’écriture. «La comédie permet de normaliser la prise de parole sur des sujets graves, sans être paternaliste», affirme-t-elle. Et d’ajouter : «L’humour aide à immerger le spectateur dans le moment présent. Là, son être et son cœur sont plus ouverts et c’est là que je commence à l’émouvoir. Mon espoir est que le spectateur soit ému pour ses propres chagrins. J’aimerais qu’il trouve dans cet espace de théâtre un safe space.»
Héritages et nouvelles envies
Comme sa première pièce, Lovefool a été écrite en réaction à «ce que j’avais envie de voir au théâtre à ce moment de ma vie», expose Gintare Parulyte. En 1 h 15 environ, la dramaturge y aborde les thèmes du sexisme latent dans la culture – et ce, depuis l’enfance, souligne-t-elle –, de la masculinité toxique, des addictions, des relations codépendantes, des agressions sexuelles… En bref, elle remonte à la genèse de «toutes ces choses qui font qu’on ne se confronte jamais à nos malheurs».
Mais bien avant d’avoir cherché à faire la psychanalyse de la société vis-à-vis de la place de la femme, Lovefool naît avant tout d’envies nouvelles : ne plus être face au public – «surtout pas», précise la metteuse en scène – et faire de son récit une fiction, bien qu’inspirée d’histoires vécues par son entourage ou Gintare Parulyte elle-même. «Le fil rouge qui lie toutes ces histoires, ce sont les effets des traumatismes non guéris de l’enfance sur notre façon d’aimer et de recevoir l’amour en tant qu’adultes», analyse-t-elle. «C’est la réalité : on ne nous apprend pas à écouter, à comprendre, à aimer.»
Cette capacité à analyser la société – dans ses pièces, ses courts métrages ou sa très drôle websérie Ladybugs –, elle la conçoit comme un héritage personnel : «Quand on vit dans le monde où j’ai vécu, puis qu’on arrive dans un nouveau pays dont on ne comprend pas la langue, on devient à la fois très solitaire et un observateur très doué. J’invite le spectateur à penser : « si tu regardes mieux, le monde est beau ».» Et de réfléchir à l’influence de trois femmes qui ont «changé (sa) vie» : Lena Dunham, créatrice de la série Girls («La première fois que je voyais des scènes de sexe bizarres et antispectaculaires»), la cinéaste Greta Gerwig («La plus belle et la plus crédible amitié féminine est décrite dans Frances Ha») et Phoebe Waller-Bridge, auteure, sur les planches puis en série, de Fleabag, qu’elle classe parmi ses plus gros coups de cœur théâtraux.
Histoire de confiance
Gintare Parulyte parle d’artistes qui ont, à peu de chose près, le même âge et les mêmes préoccupations, sur scène comme en dehors. Si elle va chercher ses exemples de l’autre côté de la Manche ou de l’Atlantique, c’est aussi parce qu’«au Luxembourg, il n’y a pas eu de modèles pour les gens comme moi, une femme immigrée passée d’actrice à réalisatrice». Mais en tant qu’artiste, elle souligne la chance d’avoir pu grandir en même temps que le milieu culturel luxembourgeois et salue les institutions qui normalisent la confiance mutuelle entre les artistes et leurs collaborateurs. «Si je trouve important que les conditions de travail soient gentilles et respectueuses, ce n’est pas en réaction à quelque chose, mais tout simplement parce que ça me semble normal. Il faut bien comprendre que c’est une question qui concerne autant les femmes que les hommes. Avant de parler de genre, on parle de perversité du pouvoir et de manque de respect.»
Quand elle s’adresse à sa comédienne, Kristin Winters, elle ponctue ses phrases par le plus doux des «honey». Ne se retient pas de pouffer de rire aux moments les plus drôles de Lovefool. Et ne tarit pas d’éloges sur sa comédienne, à qui le rôle n’était au départ pas destiné : «Le choix du comédien, c’est quelque chose de mystérieux, de magique. On ne peut pas l’expliquer. Comme un coup de foudre créatif…» Il faut dire que pour quelqu’un qui aime manier l’humour, elle a trouvé chez Kristin Winters une perle, au débit rapide et avec un parfait sens du timing comique.
Entre la première, samedi, et le 8 décembre, Lovefool aura droit à six représentations dans le foyer du TNL. Question d’intimité, encore et toujours. Mais Gintare Parulyte n’a pas fini de faire parler d’elle. Depuis l’écriture de sa première pièce en 2018, elle dit vouloir réaliser elle-même tous ses projets, en se «concentrant sur l’écriture et la réalisation». En ce moment, elle écrit son premier long métrage, en coécrit un autre, développe deux séries pour la télévision et cherche à ériger des ponts entre deux pays culturellement jeunes, le Luxembourg et la Lituanie. Et au milieu de tout ça, Gintare Parulyte précise qu’elle trouve le temps de dormir huit heures par nuit…
Lovefool, de Gintare Parulyte. Première samedi (complet). Jusqu’au 8 décembre. TNL – Luxembourg.