Comment l’agriculture doit-elle se préparer pour s’adapter, et même survivre, aux effets du changement climatique et de la décarbonation ? Le think tank français The Shift Project a livré ses réflexions il y a quelques jours.
L’agriculture est un secteur économique essentiel au Luxembourg. Un chiffre suffit à le démontrer : 51 % de la superficie du territoire national est consacrée à la culture agricole, horticole et viticole ou à l’élevage (132 811 hectares en 2021, source : Chambre d’agriculture). Ces terres sont partagées en 1 869 exploitations, soit 32 % de moins qu’en 2000. Le phénomène est connu : la taille moyenne des exploitations s’accroît, tandis que les petites fermes ont tendance à disparaître petit à petit. En 2021, le secteur employait autour de 4 600 personnes (hors journaliers), dont 3 400 issues de la main-d’œuvre familiale et 1 170 ouvriers agricoles salariés.
L’agriculture fait face à de nombreux défis auxquels elle n’est pas toujours bien préparée. La ministre dédiée, Martine Hansen, rappelait jeudi, lors de son bilan du «Landwirtschaftsdësch», que 44 % des agriculteurs de plus de 54 ans ne savent toujours pas comment se passera leur succession et que seuls 26 % estiment que la transmission est assurée. C’est très peu et cela illustre bien les difficultés actuelles et à venir d’un secteur pourtant stratégique.
Le secteur primaire est le premier touché par les grands changements globaux que sont, par exemple, l’évolution du climat ou la crise de la biodiversité. Si les agriculteurs sont souvent montrés du doigt parce que l’agro-industrie a transformé les milieux naturels en surfaces d’exploitation intensive, appauvrissant ainsi la biodiversité (qu’il s’agisse des variétés de culture ou des animaux et plantes vivant aux alentours), on oublie que ce sont les politiques nationales et européennes (la PAC) qui les ont poussés à emprunter cette direction. En sortir est un challenge immense que les agriculteurs ne pourront pas relever seuls.
Trop dépendante aux énergies fossiles
La semaine dernière, The Shift Project (lire par ailleurs) a rendu les résultats d’une étude passionnante sur ces questions, intitulée «Pour une agriculture bas carbone, résiliente et prospère». Car aussi vulnérable aux changements qu’elle soit, l’agriculture ne pourra pas se passer de revoir ses systèmes. Elle a commencé à le faire, doucement, mais elle n’aura pas d’autre choix que de devoir s’adapter aux nouvelles conditions climatiques qui, rappelons-le, évoluent plus rapidement que ce que les spécialistes prévoyaient jusqu’ici. Même si on ne l’a pas beaucoup vu depuis le Luxembourg, 2024 restera comme l’année la plus chaude enregistrée et la première à dépasser les +1,5 °C de réchauffement depuis l’ère préindustrielle. Un exemple, les caractéristiques climatiques de la Moselle de Schengen à Mertert sont aujourd’hui celles qui prévalaient dans le Bordelais il y a 50 ans.
« L’agriculture moderne présente une dépendance problématique aux énergies fossiles, pour le carburant des tracteurs et engins et pour les engrais azotés minéraux issus de gaz fossiles, mais aussi pour le transport des intrants et des productions. Cela rend le système agricole vulnérable aux chocs énergétiques et pose des risques en matière de productivité, la fertilisation azotée étant un facteur déterminant des niveaux de rendements actuels », explique la synthèse du rapport.
Or il existe des alternatives à ces engrais azotés, qui viennent pour un tiers de Russie et dont les prix se sont envolés depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Ce plan B, ce sont les légumineuses en culture pure ou dans les couverts végétaux, qui puisent l’azote dans l’atmosphère, le conservent dans leurs racines et le partagent avec les cultures environnantes.
Les prairies, les vergers et l’agroforesterie sont particulièrement vertueux dans la décarbonation, car ils stockent beaucoup de carbone, en plus d’autres bénéfices (grand vivier de biodiversité, atténuation de l’érosion, absorption des excès de précipitations…). Choisir des systèmes dans lesquels le pâturage est prédominant permet ainsi d’atténuer les effets néfastes inhérents à l’élevage, grand émetteur de gaz à effet de serre (dont le méthane).
Un scénario de conciliation
The Shift Project conseille d’adapter les plantes cultivées et les types de cultures aux nouveaux contextes pédoclimatiques (exemple : les cépages rouges dans la vallée de la Moselle), de développer des pratiques protégeant la biodiversité («diversification et allongement des rotations, systèmes d’élevage pâturant, réduction du travail du sol, haies et agroforesterie, complexification du paysage agricole…») et de prendre des mesures pour protéger l’eau (« amélioration de la résilience des sols et des paysages agricoles pour favoriser l’infiltration de l’eau et limiter l’évaporation, déploiement de cultures sobres en eau par sélection génétique ou substitution de cultures existantes, irrigation de résilience via une amélioration de l’efficience d’irrigation et des retenues d’eau conditionnées à des cultures indispensables ou stades de cultures particulièrement vulnérables»). Il relève également que les microfermes maraîchères sont particulièrement vertueuses en la matière, puisque le travail est faiblement motorisé et que les cultures sont très diversifiées et, de fait, plus résilientes aux aléas.
Pour répondre à ces défis, The Shift Project propose différents scénarios, mais il prévient que les efforts à fournir seront considérables : «Cet exercice a mis en évidence un besoin de pragmatisme et de compromis entre priorités stratégiques.»
Il propose notamment un scénario de conciliation qui vise à définir «un chemin de décarbonation et de résilience pour le secteur agricole». Dans les grandes lignes, il propose de réduire le nombre de ruminants de 27 % dans les élevages, de réduire de 70 % l’apport en engrais minéraux, de réaliser des économies d’énergie de l’ordre de 20 % et en les remplaçant par un tiers d’électrification, un tiers de biogaz et un tiers de biocarburants et en compensant les émissions résiduelles en déployant massivement des pratiques permettant le stockage additionnel de carbone, via les couverts végétaux et l’agroforesterie. L’association prévient que pour rendre ce plan possible dès 2050, il serait nécessaire de commencer la planification et les premières applications dès maintenant.
Plus de 7 000 agriculteurs consultés
Pour réaliser cette étude, The Shift Project a consulté plus de 7 000 agriculteurs en France et 86 % ont demandé que les objectifs de l’agriculture soient effectivement clarifiés. Loin des déclarations des principaux syndicats de l’autre côté de la frontière, plus de 90 % d’entre eux ont également indiqué être prêts à entamer ou à accélérer leurs pratiques vers l’agroécologie. Le principal frein au changement est clairement nommé : l’argent.
Ce rapport très complet et dense concerne l’agriculture française, mais de nombreux points sont parfaitement transposables dans le contexte luxembourgeois. Il apparaît même que le Grand-Duché pourrait se transformer en un leader de l’agriculture vertueuse. L’État soutient bien davantage les agriculteurs ici qu’en France, il faudrait que l’obtention de ces aides soit encore plus conditionnée à la qualité des pratiques.
Les propositions du Shift Project ne seront pas toutes forcément populaires, mais elles n’en sont pas moins rationnelles. Il n’est plus possible de concevoir l’agriculture comme on le faisait au début du siècle. Les changements sont rapides, brutaux parfois, et il y va de la survie du secteur que de s’adapter pour survivre. Anticiper, capitaliser sur l’intelligence collective des agriculteurs, intensifier la formation, accompagner les nécessaires restructurations d’entreprises, approfondir la recherche, mettre les nouvelles technologies au service des objectifs climatiques, énergétiques et énergétiques : voilà la voie à suivre pour garantir l’activité et la sécurité économique des agriculteurs. Et cela n’engage pas qu’eux, ce devra aussi être la mission de l’État et de tous les acteurs de la filière.
Qu’est-ce que The Shift Project
The Shift Project est une association créée en France en 2010. Il s’agit d’un laboratoire d’idées qui réfléchit aux solutions qui permettront d’atténuer les effets du changement climatique et la dépendance de l’économie aux énergies fossiles, particulièrement le pétrole. Elle a été créée à l’initiative d’un groupe d’experts, dont fait partie le médiatique Jean-Marc Jancovici. Ce dernier a notamment popularisé l’urgence climatique dans une BD, Le Monde sans fin (éditions Dargaud), qui s’est vendue en France à plus d’un million d’exemplaires.