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[Festival de Cannes] Wang Bing sous toutes les coutures


Wang Bing raconte avoir filmé Jeunesse, coproduit au Luxembourg,  «par intermittence» entre 2014 et 2019, développant de nouveaux films au gré de ses rencontres. (Photo : afp)

Du phénomène social à l’expérience cinématographique, Wang Bing construit des ponts. Avec Jeunesse (Le Printemps), coproduit au Luxembourg et en compétition officielle à Cannes, il livre une remuante fresque d’observation de la vie de l’adolescence ouvrière en Chine.

La présence de Wang Bing parmi les prétendants à la Palme d’or de ce 76e festival de Cannes a quelque chose d’exceptionnel. Pas seulement car Jeunesse (Le Printemps) a une durée hors normes de 3 h 32 – il s’agit en réalité du premier tiers du film, qui comptera encore deux autres parties pour une durée totale de neuf heures –, mais parce qu’il marque le retour du cinéma documentaire en compétition officielle pour la première fois depuis 2004, quand l’un des deux documentaires alors sélectionnés, Farenheit 9/11, avait décroché la Palme d’or. Cette année, deux documentaires aussi sont en lice pour la récompense suprême : l’hybride docu-fiction Les Filles d’Olfa, de Kaouther Ben Hania, et Jeunesse (Le Printemps), observation de la vie quotidienne d’adolescents dans la cité ouvrière de Zhili, où ceux-ci vivent et travaillent à coudre des vêtements.

Wang Bing est un habitué des grands festivals de cinéma; ses films y sont régulièrement montrés et particulièrement prisés. En 2017, il avait gagné le festival de Locarno avec Mrs. Fang, ou la chronique, délicate mais sans concessions, des derniers jours de la vie d’une dame atteinte de la maladie d’Alzheimer. Un régulier de la Mostra de Venise et de la Berlinale, aussi, mais Cannes reste le premier des grands festivals mondiaux à l’avoir soutenu, lorsqu’il fut retenu, en 2003, pour une résidence à la Cinéfondation, tête chercheuse du festival.

En 2002, le documentariste et photographe se présente au monde avec À l’ouest des rails, dans lequel il capture l’agonie et la mort du district de Tiexi, jadis la plus importante zone industrielle de la Chine socialiste. Avec une durée colossale de neuf heures et une approche unique, consistant à traiter son vaste sujet en se posant en observateur de la vie quotidienne de familles de travailleurs, Wang Bing devient une sensation immédiate et, un film après l’autre, il confirme qu’il est parmi les grands documentaristes de notre temps, avec des œuvres au long cours. À plusieurs reprises, il se penche sur l’histoire des camps de travail forcé à l’époque de Mao ou regarde la vie ouvrière de la Chine actuelle, toujours en défiant l’expérience cinématographique. Avec Crude Oil (2008), son troisième film, le cinéaste a filmé durant une semaine la routine de travailleurs d’un champ de pétrole dans le désert de Gobi; en résulte l’un des films les plus longs de l’histoire du cinéma – quatorze heures! –, présenté comme une installation artistique.

2 600 heures de film

Lorsque l’on interroge Wang Bing sur son rapport au temps, le lendemain de la première de Jeunesse (Le Printemps) au festival de Cannes, il répond : «Ce que nous filmons, c’est la vie des personnages. Nous dépendons donc d’eux, plus que toute autre chose. En documentaire, il y a une règle à laquelle on doit se plier : ce n’est pas le réalisateur qui décide.» Tournée entre 2014 et 2019, cette première partie «demandait du temps», notamment pour la préparation, indique Wang Bing. «Sur le tournage, il peut être difficile de suivre le rythme, qui varie beaucoup. Ce que vous suivez – donc, ce qui décide à votre place –, ce sont les personnages ou le processus de travail. Il faut donc être flexible et être aussi bien préparé à patienter qu’à sauter sur sa caméra et attraper une image.»

En documentaire, il y a une règle à laquelle on doit se plier : ce n’est pas le réalisateur qui décide

Né à Xi’an, au centre de la Chine, il y a 55 ans, Wang Bing raconte avoir grandi les quatorze premières années de sa vie dans une communauté de paysans et d’ouvriers. Des mondes qu’il a quittés, puis retrouvés grâce au pouvoir du cinéma. Il a un attachement particulier à Zhili, un endroit dont il «ignorait tout» avant d’aller y tourner le matériel qui allait devenir Argent amer (2016) puis trouver sa forme définitive avec Jeunesse. C’est là, aussi, que se sont scellées des rencontres significatives, comme la fameuse madame Fang, originaire de la province rurale du Yunnan, d’où viennent beaucoup des jeunes gens que l’on retrouve dans Argent amer et Jeunesse. «J’ai rencontré Mme Fang grâce à sa fille, que j’avais connue à Zhili au moment du tournage d’Argent amer», raconte-t-il.

Wang Bing est catégorique : «Il faut maintenir une attention complète sur un seul projet à la fois», mais réalise également que «tous (s)es projets sont connectés entre eux». Ainsi, Jeunesse a été tourné «sans interruption» de 2014 à 2016, une partie du matériel filmé devenant le contenu d’Argent amer, puis le réalisateur y est «revenu par intermittence jusqu’en 2019, ce qui m’a laissé la possibilité de développer d’autres projets», comme son Mrs. Fang. Les longs projets comme Jeunesse évoluent avec le temps, mais il faut «avoir des notions de là où l’on veut aller», se servir de quelques idées comme boussole. «Les caméras numériques nous permettent d’accumuler des images sans fin : dans le cas de Jeunesse, j’ai dérushé 2 600 heures de film.»

L’engagement humain et temporel dont il fait preuve est total, et cela paye à l’écran. Au début de Jeunesse (Le Printemps), une discussion a lieu à propos de la grossesse non désirée d’une travailleuse et de son avortement prochain. «Cette scène représente dix minutes dans le film, mais ces dix minutes sont le résultat de six mois passés à ses côtés, à observer la relation avec son petit ami et à essayer de gagner leur confiance», se souvient Wang Bing. «Je n’ai pas l’intention de capturer un évènement en particulier dans la vie d’une personne; beaucoup de gens que j’ai filmés ici appartiennent à la même communauté, viennent parfois du même village, leurs relations existaient bien avant que je ne les rencontre.» S’il assure ne pas avoir dû «essuyer de refus d’être filmé», il a des exemples, pour Jeunesse et au long de sa carrière, de «sujets pour qui la présence de la caméra instaurait une certaine pression».

«Quand, qui et quoi filmer»

En tournant à Zhili, «cette ville où il y a 300 000 travailleurs et 18 000 petites usines privées», «j’ai su tout de suite que je serais libre d’aller où je veux». Il précise, et c’est important, que Jeunesse «ne montre que la partie émergée de l’iceberg» : «Il y a une vaste population de travailleurs similaires à ceux de mon film qui vivent partout dans cette région et travaillent dans d’immenses ateliers de production et d’assemblage, électroniques notamment, mais il me serait impossible d’obtenir une autorisation de filmer. Et, si j’y parvenais, on me dirait quand, qui et quoi filmer, ce que je refuserais de faire.»

Le seul moyen pour que mes films soient vus en Chine, ce serait que des canaux de diffusion alternatifs se développent

Depuis son premier film, Wang Bing est absent des festivals et salles de cinéma en Chine. Alors, même si ce petit dernier venait à gagner la Palme d’or, son auteur n’a «aucune attente» quant à la diffusion légale de ses œuvres dans son pays. «Le seul moyen pour que mes films soient vus en Chine, ce serait que des canaux de diffusion alternatifs se développent, ou que les films arrivent sous d’autres formes», imagine-t-il. «Mais on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve…»

La politique, dans l’œuvre de Wang Bing, est toujours abordée sans le dire : dans Jeunesse, c’est la discussion de l’avortement, les face-à-face entre les travailleurs et le directeur d’atelier à propos du mirage d’une hausse des salaires, ce sont aussi les bruits des machines à coudre, qui mitraillent tout au long du film, rendant l’expérience plus éprouvante pour le spectateur, plus proche aussi de ce que vivent les personnages du film. Pour le réalisateur, la revendication ne suffit pas à faire de la politique. «Faire un commentaire du genre : « La Chine est l’usine du monde », ou critiquer l’effort de production chinois, ça ne m’intéresse pas. En revanche, je prends acte de la vaste population vivant dans ces cités, dans ces conditions, et je considère que cela mérite d’être observé en tant que phénomène social à part entière. À notre époque, pour un documentariste, cela me semble suffisant.»

Jeunesse (Le Printemps), de Wang Bing.