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[Festival d’Avignon] « Petit Frère » : la grande histoire (de la pièce) d’Aznavour


Petit Frère est arrivée à Avignon dégraissée, avec un cinquième de matière en moins, afin d’être plus «efficace». (Photo DR)

Touchée par la crise sanitaire et disparue des radars, la pièce Petit Frère, sélection officielle du Luxembourg à Avignon, connaît cet été une seconde vie. Retour sur quatre folles années, entre tournée en Arménie, guerres, remaniement et Panthéon.

Quand on connaît l’histoire familiale et la trajectoire personnelle de Charles Aznavour (1924-2018), plusieurs notions viennent en tête : l’amour fraternel indéfectible avec sa sœur Aïda, sur lequel s’articule d’ailleurs toute la narration de Petit Frère, mais aussi la vie de bohème, la migration, l’intégration… Sans oublier, surtout, la bravoure et la résilience de l’homme aux 1 200 chansons qui a longtemps souffert de son physique ingrat et de sa voix nasillarde, comme le rappelle Grégoire Tachnakian, l’acteur qui l’incarne sur scène. Un «tâcheron» qui va s’accrocher à cet espoir d’être un jour en haut de l’affiche, et faire de «ses défauts des qualités» comme lui a suggéré Jean Cocteau. «Quand on lit ses lettres, pour nous artistes, ça résonne avec force!», soutient la comédienne Laure Roldàn, qui joue le rôle d’Aïda.

En tant que collaboratrice artistique (aux côtés du metteur en scène Gaëtan Vassart), cette capacité à ne jamais baisser les bras et à croire à son destin a aujourd’hui de drôles d’échos, à la vue d’un projet imaginé «avant la mort d’Aznavour», soit début 2018, et qui a connu sa première représentation en octobre 2019 au théâtre des Capucins (Luxembourg) avant de progressivement disparaître des radars en raison, notamment, de la pandémie de Covid-19. Les chiffres sont en tout cas cruels : en quatre années, Petit Frère a dû se contenter d’une petite vingtaine de dates. «Un crève-cœur» pour Laure Roldàn, par qui tout est arrivé : «Ma fille est arménienne, précise-t-elle le matin de la première au «off» d’Avignon. J’ai voulu lui raconter son histoire de façon, disons, détournée.»

«Là où on a joué, tout est détruit»

Comme son modèle artistique, elle aussi est partie de loin. «Je ne connaissais rien! Il y a certaines chansons que je fredonnais sans savoir qu’elles étaient de lui», reconnaît-elle avec du recul, avant d’assener, définitive : «Aujourd’hui, j’ai tout lu, je suis devenue incollable!» Il y a notamment ce livre qui, depuis, ne la lâche plus : celui écrit par Aïda Aznavour en 1986 (Apariks, soit Petit Frère en français), la «mémoire de la famille» comme elle se définit régulièrement dans la pièce. «Malgré les douloureuses circonstances, la guerre, le génocide arménien… elle reste positive de bout en bout. C’est une humanité, une gentillesse que je voulais transmettre.» Avec Grégoire Tachnakian, elle y parviendra, à de rares occasions, un peu au Luxembourg, un peu en France (Vienne, Paris, Valence). Avant que le rideau ne tombe.

Reste toutefois ce beau souvenir : une tournée de quatre dates en Arménie, durant le mois d’octobre 2019. «On a loué un bus, et on y a mis la famille, les copains.» Elle se remémore de l’accueil dans la capitale, Erevan, et des moyens mis à leur disposition, «importants», avant d’autres représentations, comme à Gyumri et à Goris, bien plus rustiques… «Les conditions étaient réduites au minima : on avait deux projecteurs que l’on maniait avec un bâton!», sourit-elle. Une année plus tard, quasiment jour pour jour, la situation sur place la fait moins rire. «On était au Karabagh, et désormais, l’église que l’on a visité n’est plus qu’un tas de pierres», dit-elle en référence à la guerre intestine, dite des «44 jours», qui a agité la région jusqu’en novembre 2020. «Là où on a joué, tout est détruit. Tout à coup, cette histoire prend encore plus de sens.»

«Bon, quand est-ce que tu reprends Aznavour?»

Et alors qu’un autre conflit agite l’Europe, accentuant depuis l’Ukraine ce «rapport au réel» et la sinistrose ambiante, une bonne nouvelle va enfin tomber du ciel : fin 2022, la pièce Petit Frère est sélectionnée pour représenter le Luxembourg au festival d’Avignon. Totalement «inespéré» pour la comédienne. «C’était la veille de Noël. Quand on l’a appris, c’était la folie, assurément le plus beau des cadeaux! Surtout que pour moi, c’était fini : on n’allait plus jamais jouer cette pièce. Alors oui, c’est un petit miracle d’être ici à Avignon!», lâche-t-elle en jetant un œil dans la rue pour s’en convaincre, voyant défiler des troupes entières vantant leurs spectacles à renfort de mégaphone. Elle pourra par la même répondre aux personnes qui la questionnent depuis des mois et lui demandent : «Bon, quand est-ce que tu reprends Aznavour?».

C’est un petit miracle d’être ici à Avignon!

Passé la joie, il a fallu toutefois se remonter les manches et redonner au spectacle un coup de neuf. Déjà pour se le réapproprier, ensuite pour lui donner une forme plus «flexible», ou disons, plus «juste», plus «authentique» pour l’équipe qui la porte. Laure Roldàn : «Tout ce qui mettait trop de distance avec le public, on l’a enlevé! Il fallait ramener la pièce à l’os, parler directement aux gens, raconter cette histoire avec des bouts de ficelle, quelques accessoires…». Après une résidence parisienne au Centquatre et au Carreau du Temple en avril-mai dernier, le beau rideau d’origine disparaît, emportant avec lui quelques lumières et même une partie du texte. «Il y avait des phrases qui sentaient le vieux papier. On les a remises au présent, et on a coupé dans tout ce qui était de trop, même si parfois, ça faisait mal.»

«On peut jouer partout, même sur un tréteau!»

Petit Frère est ainsi arrivée à Avignon dégraissée, avec un cinquième de matière en moins, soit quand même 20 minutes enlevées sur le total de la pièce, afin d’être plus «efficace». «Moins d’image, plus de dynamisme!», clame-t-elle. Idem pour la scénographie, plus minimaliste qu’au départ : «On a un tapis, une valise et d’autres babioles. On peut jouer partout, même sur un tréteau!». Idéal pour un festival durant lequel il faut enchaîner les montages et les démontages. Mais pas que… «Pour moi, c’est une évidence que cette pièce se retrouve à Avignon : elle est simple, familiale et aux valeurs universelles.» D’ailleurs, quand le collectif (soit la compagnie La Ronde de Nuit, associée à celle Juana La Loca) tracte en ville pour les 17 dates à remplir, les accroches sont généralement bonnes : «Aznavour, ça parle toujours!», plus particulièrement, il est vrai, auprès «de femmes d’une certaine génération».

Mais ce dialogue sensible entre deux enfants de la balle et de réfugiés à encore d’autres soutiens, bien involontaires : déjà, en début d’année (le 13 janvier 2023 exactement), Aïda Aznavour a fêté ses 100 ans. Et le 21 février de l’année prochaine, Mélinée et Missak Manouchian, couple d’amis des parents des Aznavour, seront intronisés au Panthéon à Paris, premiers résistants étrangers (et communistes) à bénéficier de cet hommage national en France. Une histoire déjà mise en images par Robert Guédiguian (dans le film L’Armée du crime en 2019), et que Petit Frère rappelle dans une scène poignante, celle du procès de Missak et ses 21 compagnons d’armes, exécutés dans la foulée par les nazis. 2024 sera également celle du centenaire de la naissance de Charles Aznavour, que Laure Roldàn, Grégoire Tachnakian et Gaëtan Vassart iront célébrer à Erevan, sur scène. Ce qui fait dire, en conclusion, à la comédienne : «Quand on s’empare de sujets universels, à un moment, ceux-ci vous rattrapent sans prévenir!»

«Petit frère, la grande histoire Aznavour». La Caserne des pompiers – Avignon. Jusqu’au 25 juillet.