Derniers jours pour «The moon is full, but it is not the moon» aux Rotondes, expo collective qui mêle art, rêve et intelligence artificielle. L’artiste Gioj De Marco nous transporte dans cet autre monde.
Durant six mois, l’artiste Gioj De Marco, la sculptrice Karolina Pernar, le dramaturge Andrej Mircev, la pianiste Agnese Toniutti et Loris D’Acunto ont rêvé ensemble, partageant leurs rêves à l’écrit pour nourrir une intelligence artificielle (IA) créée par ce dernier et qui, à son tour, a rêvé pour eux. Les rêves de la machine ont ensuite inspiré les artistes à réaliser des œuvres qui composent l’extraordinaire exposition d’été des Rotondes, «The moon is full, but it is not the moon», qui vient d’entamer sa dernière semaine. Un voyage multisensoriel et pluridisciplinaire où il est permis de rêver, imaginé par Gioj De Marco, artiste née au Luxembourg et qui a «quitté (le Grand-Duché) il y a 30 ans» pour Los Angeles, et la Luxembourgeoise Karolina Pernar, après une rencontre «complètement fortuite dans un ascenseur», dans la Cité des anges. Depuis l’Irlande, où elle présentait un autre projet artistique – «une traduction de Huis clos, de Jean-Paul Sartre, en morse» –, Gioj De Marco réfléchit au sens du rêve et du surréalisme dans son travail et nous guide dans le processus de création collective et à travers l’exposition.
Comment le projet a évolué depuis l’intelligence artificielle jusqu’aux œuvres matérielles?
Gioj De Marco : Le processus est assez simple et bien moins artificiel qu’il en a l’air. L’intelligence artificielle a été un outil de collection du langage. Chaque artiste participant au projet a rêvé chaque jour, puis a consigné ses rêves dans un journal avant d’être enregistré sous forme de texte dans l’intelligence artificielle, qui, à son tour, les a combinés. Le résultat final devait être comme si l’IA faisait elle-même l’expérience de notre monde de rêve collectif. Puis, à travers de longues et nombreuses discussions, nous avons décidé d’interpréter l’expérience de l’IA, en partant de l’envie de traduire ses descriptions en sons. Agnese s’est emparée d’informations telles que les vibrations enregistrées par la NASA sur Mars et les a traduites en compositions, avec une approche non traditionnelle du piano. En fait, chacun d’entre nous a creusé sa propre voie dans cet univers complètement construit par l’IA.
Comment réussit-on à s’accorder quand personne ne peut décrire son rêve de la même manière?
Andrej parle de cela comme d’un geste politique. Dans la culture occidentale, en effet, le monde du rêve et l’inconscient ne font pas partie des conversations de notre vie éveillée. Si je devais raconter mon rêve de la nuit dernière, je ne pourrais pas être cohérente, il y a donc un gros travail à faire sur l’imagination quand il s’agit de traduire un rêve en mots. Tant de personnes ont forcément autant de façons de décrire leurs rêves. Le langage, qui pourrait être cet outil neutre, n’est pas utilisé de la même manière chez l’un ou chez l’autre. C’est dans le langage qu’une grande partie de l’expérience s’est précisée. Comme j’étais celle qui collectait les rêves pour l’IA et puisque nous ne rêvons pas tous en anglais – qui est la langue de l’interface –, je m’assurais que la syntaxe était correcte. La plateforme étant anonyme, je ne savais jamais qui rêvait à quoi, mais j’ai remarqué au fil du temps que les textes étaient de plus en plus complets, corrects et recherchés. Par conséquent, la machine nous donnait des résultats de plus en plus complexes et des récits de plus en plus profonds.
Cette période de rêves collectifs a-t-elle affecté votre façon de rêver?
Honnêtement, lorsque nous avons commencé ce travail, je n’ai jamais réellement fait attention à mes rêves et je ne les ai certainement jamais écrits! Puis, au fil de ce projet, ils sont devenus de plus en plus présents, y compris le jour. Ça a eu un vrai effet émotionnel et positif sur moi, car je ne me sens plus déconnectée de ce monde du rêve. Peut-être même que, lorsque je rêve, je rêve consciemment. C’est en tout cas une question que je me pose aujourd’hui, comme beaucoup d’autres depuis ce projet, et que je ne m’étais jamais posée auparavant. D’ailleurs, j’ai assez discuté avec mes collègues pour me rendre compte qu’ils ont évolué, eux aussi!
Humain ou machine, le rêve est donc quelque chose qu’il faut pratiquer…
Oui, c’est un muscle. Je peux dire que je suis désormais une rêveuse pratiquante (elle rit)!
Le rêve de la machine est-il, en soi, une œuvre d’art?
(Elle réfléchit) Je crois que nous l’avons accepté comme tel. À cause de ma position philosophique sur ce qu’est une réalisation artistique, je dirais que oui, c’est de l’art, mais pas de manière absolue. Il est raisonnable de l’accepter comme art. Pensez aux cadavres exquis des surréalistes : est-ce de l’art? de la littérature? Est-ce que ça a un sens, un impact poétique ou intellectuel? Je crois que oui, et j’ajouterais que ce n’est pas de l’art pour son aboutissement, mais pour le fait d’accepter l’exploration du concept en le prenant entièrement comme une nouvelle réalité artistique. Nous faisons la même chose, sauf que nous avons ajouté une machine dans le mix!
Je ne saurais pas dire où mes propres rêves commencent et s’arrêtent dans ces œuvres, mais (…) je sens leur présence dans chacune d’elles
Les œuvres réalisées d’après les rêves de l’IA sont-elles une façon pour l’humain de reprendre le contrôle et de travailler contre la nature de la machine?
Je ne crois pas que nous allions contre la nature de la machine. Ces œuvres, c’est comme dire : « Et maintenant, voilà. » C’est notre réponse à tout ce qui s’est produit avant. Et j’insiste sur « notre réponse », car rien de ce qui est montré n’a été touché que par une seule personne. Je ne saurais pas dire où mes propres rêves commencent et s’arrêtent dans ces œuvres, mais je peux affirmer que je sens leur présence dans chacune d’elles. Nous avons été très attentifs à ne pas illustrer simplement ce qu’a produit la machine, d’où ces longues discussions sur ce que pourrait être le cœur narratif et émotionnel de l’expo. En d’autres mots : créer une expérience qui soit représentative de ce monde extraordinaire créé d’après notre propre expérience.
Dans cet espace d’exposition ouvert, comment a été décidé l’ordre de présentation des œuvres?
Nous voulions une expérience totale, dans laquelle on pénètre et où, immédiatement, on comprend que l’on est entré dans un espace différent. La transition se fait donc par un tunnel plongé dans le noir, qui débouche sur une vision abstraite de la notion de paysage, avec cet hexagone troué en son centre. Dans cette œuvre, il y a un rappel à Spellbound (1945), d’Alfred Hitchcock, qui a été le premier film à introduire le concept de psychanalyse au grand public.
Spellbound est aussi célèbre pour une scène de rêve conçue par Salvador Dalí…
Exactement! Le surréalisme a bien sûr toute sa place dans l’exposition, et nous trouvions amusant d’y mettre une référence immédiate.
Après cela, on traverse la « forêt de Karolina », qui débouche sur un écran à deux faces sur lequel on peut voir une performance. C’est à partir de là, d’ailleurs, que nous avons utilisé le récit produit par l’IA de façon plus claire, comme un scénario. Puis on se retrouve devant un tableau à côté duquel se trouve un meuble contenant des morceaux de phrases imprimés sur des plaquettes de laboratoire : ces phrases-là ont été produites par l’IA et choisies par nous, les artistes. Le visiteur, lui, est invité à les recopier sur le tableau; autrement dit, l’humain reprend la main. Enfin, une vidéo montre deux personnages partageant leurs rêves, à l’oral.
On fait l’expérience physique de l’état de rêve
Et puis, parce que les Rotondes ont ce fantastique espace incurvé, on découvre, en quittant l’expo, qu’il y a une dernière œuvre cachée derrière le tunnel qui suggère que des réalités multiples se déroulent simultanément. C’est un voyage dans l’intertextualité de la machine et dans l’histoire du surréalisme, en même temps que l’on fait l’expérience physique de l’état de rêve.
«The moon is full, but it is not the moon», jusqu’à dimanche.
Rotondes – Luxembourg.