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[Expo] Le Luxembourgeois Daniel Wagener démystifie Arles


Daniel Wagener, lors de ces 54es Rencontres d’Arles. (photo Marion Dessard)

Premier lauréat du Luxembourg Photography Award, le Luxembourgeois Daniel Wagener présente aux 54es Rencontres d’Arles l’exposition «opus incertum», à travers laquelle il désacralise la chapelle de la Charité, l’art pour l’art et le poids d’un tel festival. Avec humour et franchise, il se dévoile à sa façon, sans prendre trop de place.

Lors du vernissage du 4 juillet, il aurait pu parler, en long et en large, comme tant d’autres, intarissables et flatteurs. Dire qu’il était le premier lauréat du Luxembourg Photography Award. Préciser aussi qu’il était déjà sur place en 2017 lors des débuts balbutiants de Lët’z Arles (association qui veille à l’émancipation de la photographie «made in Luxembourg»). Rappeler enfin qu’il est et restera le tout premier artiste national à figurer officiellement dans le «in» des prestigieuses Rencontres d’Arles. Il n’en sera rien. Muet, Daniel Wagener restera en retrait tout au long de la cérémonie, ne partageant son aimable accent belge que lors des cocktails.

La lumière, très peu pour lui. Il avoue aimer se mettre à la hauteur des techniciens et envisager l’art comme un plus, lui qui gère déjà le studio d’impression bruxellois Chez Rosi, à côté de ses boulots annexes (éditeur, scénographe, professeur). Du travail, il en a eu pour investir la chapelle de la Charité, squat retrouvé après l’exposition l’an dernier à l’espace Van Gogh de feu Romain Urhausen. Avec la commissaire «cheffe de chantier» Danielle Igniti et l’appui d’Armand Quetsch, du CNA, indispensable «bras droit», ils ont coincé en dix jours une étagère de cinq mètres de haut dans le lieu, sanglée aux parois et soulignée de photographies contrecollées sur des plaques en bois.

Avec soixante tirages colorés joliment composés, accrochés sur des racks industriels ou disposés sur des chariots amovibles et manipulables à souhait, présentant des images de chantiers, de constructions provisoires et de visions urbaines contemporaines, l’artiste, 35 ans, multiplie les perspectives : au sacré, il répond en érigeant un nouveau culte de la consommation, tout en rendant hommage aux petites mains qui bâtissent, mais que l’on ne voit jamais. À travers une ironie décapante et des élans poétiques, il se veut témoin de l’éphémère et de l’utile. Rencontre.

Ça vous fait quoi d’être ici, à Arles ?

Daniel Wagener : C’est chouette ! C’est même un honneur d’être au programme d’un festival pour les cracks de la photographie. C’est un peu le graal d’être ici, non?

Exposer dans cette chapelle de la Charité rend-il les choses encore plus impressionnantes ?

C’est une ancienne église : elles sont construites pour impressionner les gens (il rit). Mais il faut réussir à y trouver sa place : il y a beaucoup de concurrence visuelle ! D’où ce parti pris d’en mettre beaucoup, avec de grandes choses en couleur.

C’est la première fois que le Luxembourg est dans le « in » des Rencontres d’Arles. Est-ce que ça rajoute de la pression ? 

Ce n’est qu’un chiffre qui est posé sur l’affiche, mais on se retrouve quand même dans tous les guides de la ville. D’après ce qu’on m’a dit, on est traité différemment de ceux du « off ». L’attention que l’on nous porte et la visibilité que l’on nous donne sont plus importantes. De là à dire que c’est prestigieux, il ne faut pas exagérer. Disons plutôt que ça en jette !

Vous rappelez-vous la première exposition collective de 2017, à laquelle vous avez participé ? 

Je n’étais pas vraiment dans l’exposition : j’étais en résidence à Arles une dizaine de jours avant, j’ai fait des photos et réalisé un livre imprimé directement sur place. Un tout petit premier pas, et ma première rencontre… avec les Rencontres !

Tout comme Lët’z Arles, d’ailleurs…

Oui, c’était une première année pour tout le monde, les artistes comme les organisateurs. Florence (Reckinger-Taddeï, directrice de Lët’z Arles) était relativement seule à s’occuper de beaucoup de choses. Mais ça a initié un bel élan, bien qu’un peu chaotique, comme tous les débuts.

Ce coup-ci, la chapelle est juste pour vous. Est-il difficile d’investir un tel lieu ?

Il y a beaucoup de contraintes : pas de vis, pas de clou, un tapis ultramoche signé Christian Lacroix qu’on ne peut pas toucher… Moi, je respecte, ce qui n’empêche pas de constater qu’en six ans, le lieu s’est considérablement dégradé.

Dans quel sens ?

Il y a des fêtes qui y sont organisées. Quand on est arrivé, on a retrouvé des bouchons de champagne un peu partout, au milieu des œuvres. Il y a des trous dans les peintures, un autel dans la nef qui est tombé et qui n’a pas été réparé, des infiltrations au niveau de la toiture… Pour quelqu’un comme moi qui aime bien le bâtiment, c’est triste!

Vous dites que votre travail arrive toujours en réaction à quelque chose. Comment est donc né celui-ci ?

Devant cette exigence, justement, imposée par le lieu. Mon idée était d’abord d’imaginer une construction, avant de savoir quelles photos j’allais y mettre.

C’est un peu prendre la procédure habituelle à revers, non ?

Mais pour moi, c’est dans le bon sens (il rit). Poser une photo sur un mur, je sais faire, c’est facile. Mais imaginer une structure imposante, la budgétiser, la construire, la transporter, l’installer… C’est stressant. Heureusement, avec Danielle (Igniti) et Armand (Quetsch), on s’est bien trouvés tous les trois : on arrive toujours trop tôt, on est impulsifs et on ne chipote jamais. Ça aide !

Ça me faisait marrer qu’au moment de présenter un gros projet, j’appelle ça « travail incertain »

D’où vous est venu ce titre, « opus incertum » ?

D’un catalogue de carrelages ! C’est un dallage extérieur, fait de carreaux cassés, que l’on retrouve moins chez nous, dans le Nord, car il est sensible au froid. Et ça me faisait marrer qu’au moment de présenter un gros projet comme celui-ci, j’appelle ça « travail incertain »  ! C’est aussi une façon de maçonner datant des Romains, une sorte de remplissage de murs avec du bric et du broc. On a fait pareil ici avec les photographies.

Sur celles-ci, il n’y a jamais d’humain, mais les traces du passage de l’histoire. Expliquez-nous cela.

Paradoxalement, dans les endroits que je photographie, il y a beaucoup de passage, de vie. Mais moi, je préfère immortaliser les traces laissées par le temps et les hommes. Elles ne bougent pas, ce qui, avouons-le, est bien utile pour cadrer ! Cela impose de la patience, un peu de rêverie aussi : je peux rester une demi-heure devant un mur où il manque une pierre ! J’aime être étonné par les petits riens. Un ami racontait qu’un jour, à vélo, il avait croisé une voiture frappée d’un rayon de soleil. La couleur avait tellement changé qu’il s’en est souvenu durant quinze ans. La photo est pratique dans ce sens : elle peut documenter l’éphémère.

En somme, chez vous, le contemplatif prime sur l’historique.

C’est certain. On demande souvent au photographe : « c’était en quelle année ? Dans quel pays ? ». Mais on s’en fout ! C’est l’image qui compte et le moment où elle a été réalisée. Et puis, mon travail tient aussi de l’anecdotique : quand on voit une brique mal placée, on se dit que le maçon n’avait pas envie ce jour-là, ou qu’il l’avait simplement perdue (il rit).

Vous aimez vous raconter des histoires, non ?

Clairement ! Moi-même, j’aime rénover des bâtiments. La dernière fois, derrière un mur, il y avait une canette vide. Je regarde la date : 2016. Donc, quelqu’un a bu une bière à cet endroit il y a sept ans. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle fait encore là ? Il y a de quoi se poser des questions. D’ailleurs, même les bâtiments historiques sont chargés d’anecdotes.

Immortaliser cette mémoire du temps et du lieu, est-ce un geste important pour vous ?

Rien n’est véritablement important. Disons que je ne me sens pas comme un passeur, si c’est bien là la question. Je ne me force pas à faire des choses. Oui, j’ai des habitudes : prendre une journée pour me rendre quelque part où je sais qu’il y aura de la matière à exploiter. Ou encore garder l’œil ouvert dans mes trajets quotidiens, observer les changements dans les endroits que je vois tous les jours. Mais c’est tout. À mes yeux, la légèreté est quelque chose à défendre.

Est-ce cette forme d’insouciance qui vous a poussé à effacer de la chapelle toute trace de spiritualité ?

(Il rig

ole) L’une des conditions imposées par l’appel à projets était de travailler avec le lieu. Dès le début, j’ai eu envie de masquer l’autel, la chose la plus « bling-bling » qui doit attirer les regards, vers lequel les gens se dirigent. Le cacher avec une nouvelle iconographie, matérielle et non plus spirituelle. Et ça marche ! Quand on arrive, on ne le voit plus, et quand on fait le tour de l’installation, on lui tourne le dos. Je suis content de l’effet.

Peut-on tout de même savoir d’où viennent vos photos ?

Du Mexique, sûrement l’endroit le plus exotique. Mais aussi de Belgique, du Luxembourg et de musées ruraux folkloriques comme celui de la lessive à Spa, du marbre à Sivry-Rance ou des minéraux à Sofia… Sans oublier Arles, intéressante pour ceux qui, comme moi, aime les vieilles pierres. (Il pointe du doigt le luxueux hôtel Jules-César) Ici, par exemple, c’était l’ancien couvent des Carmélites ! Et quand on entre dans la ville, il y a un « joli » rond-point et un supermarché Auchan. De quoi sérieusement s’interroger d’un point de vue urbanistique…

Justement, Danielle Igniti dit que vous « rendez supportable le paysage urbain peu poétique ». Ça vous fait quoi ? 

C’est sympa, mais c’est aussi vrai que le paysage urbain est souvent mal foutu, mal pensé, souillé par la consommation et des notions de rentabilité. Même les publicités, désormais sur écran géant, sont moins belles qu’avant. C’est dire !

Vous sentez-vous comme un artiste engagé ?

Non, le terme est trop fort. Personnellement, je râle beaucoup, et du coup, je ne fais pas grand-chose ! Mais j’essaie, à mon niveau, de ne pas participer aux dérives de la vie moderne. Après, dire que mon travail est engagé, pourquoi pas ? D’une certaine manière, il ne montre pas que du beau et dépeint certaines dérives. Mais j’aurais honte de le définir de la sorte.

Ce qui marque dans votre travail, c’est la couleur et le sens de la composition. Est-ce que ça tient à votre métier d’imprimeur ?

Tout à fait, c’est une maladie de graphiste ! On apprend à faire des juxtapositions de couleurs et de formes. Et ça vous suit.

Une obsession qui se voit jusque dans vos lectures (il tient en main le livre « La Conquête de la couleur »).

J’ai acheté ça à la brocante d’Arles. C’est un vieux livre d’imprimerie de 1956. Il y a de belles images dedans. (Il feuillette) Tiens, un chapitre intitulé « La couleur et les architectes »… Mais c’est fini tout ça : aujourd’hui, tout est gris !

Il faut voir si l’art paie votre repas ou seulement la mayonnaise sur la frite !

Votre travail est-il comme le monde, à la fois beau et absurde ?

Un peu oui, mais c’est ma vision personnelle. Car chacun le voit avec son regard, différent : triste, sombre, absurde, cool… Idem pour mes images, qui sont discutées. Autre exemple : une couleur ne veut pas dire la même chose selon que l’on est d’une culture ou d’une autre. J’étais à un mariage la semaine dernière, et les femmes n’avaient pas le droit de porter du rouge, car ça représente… les prostituées ! Alors qu’en Chine, c’est syno

nyme de gaieté. Il ne faut pas se tromper!

En tout cas, il y a toujours beaucoup de fantaisie dans votre travail, ne serait-ce qu’à voir votre manière d’occuper l’espace, avec ces charrettes que le public peut manipuler…

Il faut que l’art soit fun ! Je dois pouvoir me marrer là-dedans. On m’a permis d’acheter des diables, alors je les ai utilisés. Et le public est content de pouvoir interagir avec l’exposition. C’est assez rare pour le souligner. Surtout que la photographie, c’est fragile. On entend toujours : « attention, c’est un original! » Et moi qui pensais que c’était toujours reproductible… D’où l’idée de faire une belle mise en scène, interactive. Je préfère largement ça que d’aller voir l’exposition de Diane Arbus, dont la scénographie écrase toute la puissance de ses photos. À quoi bon ? Franchement, autant les regarder dans un catalogue.

Vous dites de votre travail qu’il n’est « qu’un bout de chantier », « une nature morte urbaine ». Est-ce un moyen de prendre de la distance par rapport à l’art ?

C’est une question qu’il faut se poser, oui. Je n’ai rien contre ceux qui vivent de leur art, et qui s’en donnent les moyens, au contraire. En même temps, l’artiste orgueilleux qui se prend trop au sérieux, au point d’être pénible pour tous les gens qui travaillent avec lui, c’est nul, et évitable. Il y a déjà beaucoup de clichés qui circulent sur les artistes, pas besoin d’en rajouter ! D’où l’importance d’être avec son équipe technique, de rendre aussi hommage aux travailleurs, aux constructeurs, à tous ces invisibles. Bref, de ne pas se sentir au-dessus de la mêlée et de mettre en avant une forme d’horizontalité.

Dans ce sens, espérez-vous des Rencontres d’Arles qu’elles vous apportent une certaine notoriété, ou voyez-vous votre avenir artistique avec le même détachement ?

Il est difficile de savoir ce que ça va donner. Je suis content d’avoir fini dans les délais, sans trop de stress et de souffrance pour moi et ceux qui m’entourent. Après, je fais toujours d’autres choses à côté. Mon collègue à l’imprimerie, lui-même artiste, dit toujours : « Il faut voir si l’art paie votre repas ou seulement la mayonnaise sur la frite! » Faire de l’art à côté d’un boulot alimentaire crée une forme de liberté : on n’est pas obligé d’aller chercher de l’argent, de tout accepter… Mais d‘un autre côté, oui, il y a une envie d’en vivre, malgré la précarité que ça implique. Il y a un an, par exemple, je ne savais pas encore que je serais ici, à Arles, à exposer au milieu de grands noms de la photographie. Et franchement, s’il n’y avait pas eu ça, il y aurait sûrement eu autre chose.

Bref, vous n’en savez pas plus.

Oui, j’ai peu de certitudes. Ou peut-être une : qu’un jour, il sera temps que je me concentre sur quelque chose.

«Opus incertum» Chapelle de la Charité – Arles. Jusqu’au 24 septembre.

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