Alors que la construction de logements devient un enjeu important pour le Luxembourg, Henri Clemens, défenseur du patrimoine industriel, s’inquiète de la reconversion des friches sans égard au passé.
Les « anciens » qui veulent sauver le patrimoine, il y en a plein les cafés. Ils ne reconnaissent plus la rue dans laquelle ils ont grandi, leur école ou leur parc préféré. Mais Henri Clemens est d’une autre trempe : son attachement aux paysages industriels, il le défend sur le terrain. Il est investi dans l’Entente Mine Cockerill depuis 1992, une association qui a réhabilité la mine du Katzenberg d’Esch-sur-Alzette, contre vents et marées.
Son amour de la Métropole du fer n’est pas une nostalgie déguisée sous le bon teint de la culture. «C’est parce que c’est Esch », répond t-il comme une évidence. « On peut investir des millions pour sauvegarder les châteaux -moi aussi j’aime les châteaux ! Mais quand c’est pour la sidérurgie, il y a toujours un problème… »
À l’approche des législatives, alors que le thème du logement devient crucial, et que les friches industrielles offrent de vastes espaces, Henri Clemens s’inquiète. À Esch-sur-Alzette, deuxième ville du pays, il n’existe quasiment plus de place pour construire, sauf sur les friches justement. « Celle de Schifflange est en réflexion avancée. Mais il existe aussi les Terres-Rouges (NDLR : à la frontière d’Audun-le-Tiche), à l’abandon depuis 40 ans.»
« Belval justifie que l’on rase le reste »
Le modèle de reconversion ? Belval, où plus d’un milliard d’euros ont été injectés depuis l’an 2000, et la volonté de bâtir le Luxembourg nouveau (savoirs et écologie urbaine). On questionne le passionné : – « Belval c’est une belle réussite non ? Rien que pour la sauvegarde des deux haut-fourneaux, Agora (État et Arcelor-Mittal) avait investi 40 millions d’euros ! Ils ont carrément gardé l’ancien silo à minerai au cœur de la bibliothèque étudiante… »
« Un effort colossal a été fait à Belval, même si on n’était pas obligé de mettre cette laque moderne sur les haut-fourneaux… Quoiqu’il en soit, dans l’esprit de bon nombre de politiques, la sauvegarde de Belval justifie que l’on rase le reste. » Alors qu’il y a une solution entre les deux à défendre, plaide Henri Clemens.
« En tant qu’acteur du patrimoine industriel, je ne demande pas que l’on mette un site sous cloche et qu’on abandonne les autres ! L’idée est plus simple : permettre des reconversions sans défigurer Esch. » Le Eschois de coeur (comme tous les Eschois n’est-ce pas?) avertit : « Une fois qu’on aura balayé toute l’architecture industrielle, toutes ces belles maisons en dur (sic) et ces repères fixes dans nos paysages, on aura cassé Esch.»
Schifflange : pas un Belval bis, mais…
Sur la friche de Schifflange, fermée depuis 2012, Henri Clemens concède que des premiers efforts sont annoncés. Les responsables d’Agora eux-mêmes estimaient en septembre que « la reconversion de la friche ne pourrait se concevoir comme une concurrente de Belval, ni même des nouvelles zones sud de la Capitale ». Des premières annoncent intéressantes ont été faites : Le château d’eau de l’usine sera sauvegardé. Un bâtiment de la direction pourrait être réhabilité aussi.
Mais pour le reste? Les lignes sont floues et Henri Clemens craint que la pression immobilière dicte sa loi. C’est « son Luxembourg » qui disparaîtra pour des immeubles carrés, blancs, beaux, que l’on retrouve en Allemagne, au Pays-Bas comme en France. Pour conserver une âme au lieu, le défenseur du patrimoine verrait bien les halls du train à fil servir d’entrepôt pour un centre commercial, par exemple. « Cactus n’est pas loin. Plutôt que de construire un centre de logistique ailleurs, la réhabilitation des halls aurait plus d’allure, non ? »
Sur la friche des Terres-Rouges, l’ancienne rue des artisans le préoccupe. « Ce sont des bâtiments qui servaient à la maintenance de l’usine, chacun dans sa spécialité : peintre, ferronnier etc. Pourquoi ne pas réhabiliter le lieu pour des artisans d’aujourd’hui justement ? » Notre interlocuteur prend en exemple la reconversion d’un hall de mine dans le quartier de la Hiehl, quartier situé de l’autre côté du rail, toujours à la frontière avec Audun. « Regardez ce qu’a fait Monsieur Lavandier. Sa fabrique de meuble est installée dans l’ancien hall de maintenance des mines. Quelle réussite ! Le bâtiment est préservé, l’activité est moderne, voilà des solutions d’avenir.»
Affirmer l’identité eschoise dès l’entrée de ville
Sur le site des Terres-Rouges encore, Henri Clémens prévient : « Il y a moyen de faire une entrée de ville harmonieuse, entre les anciens bâtiments de la direction de l’usine (Conservatoire et Luxcontrol), la rue des artisans, les logements ouvriers et les halls restant derrière les pompes … Il ne faut pas rater le coche. Il ne faudra pas bétonner comme à Belval ou faire un terrain de foot comme je l’ai déjà entendu. Vous avez vu à quoi ressemble l’entrée de ville d’Esch ? Une pompe à essence. Des cigarettes et le plein, comme si nous n’avions que ça à offrir. »
Henri Clémens ne « défend pas des visions anciennes. Je sais qu’on ne peut pas tout sauver. Mais je sais aussi une chose : les patrons de la sidérurgie avaient construit pour que ça dure une éternité. Aujourd’hui une entreprise construit ses bâtiments pour dix ou quinze ans. Alors que la sidérurgie c’était tout dans l’esprit des gens, y compris les patrons : on pensait qu’elle ne s’éteindrait jamais. »
Hubert Gamelon
Quelques lieux mythiques de l’histoire du fer à Esch
• L’usine des Terres-Rouges : L’usine des Terres-Rouges : le site se situe non loin de la frontière d’Audun-le-Tiche, en France, et s’étend des deux côtés de la rue d’Audun à ‘Esch-sur-Alzette. On peut se l’imaginer en montant sur le parking de Luxcontrol, même si les hauts-fourneaux ont disparu. La première installation sidérurgique eschoise est née ici, en 1870, sous l’impulsion de Pierre Brasseur. En 1892, elle passe aux mains des sidérurgistes de l’« Aachener-Hütten-Actien-Verein », ensuite à la « Gelsenkirchener Bergwerks-Aktien-Gesellschaft », qui la concèdent au consortium Schneider-Creusot, en 1919. En 1937, elle passe sous la direction de l’Arbed luxembourgeoise. Ce que l’on peut voir aujourd’hui, la rue des Artisans permet d’imaginer les contours du site (le long des grilles du parking du Luxcontrol. Le bâtiment du conservatoire de musique (ancien Casino des Arbed) et de Luxcontrol (ancienne direction des Mines) sont également deux beaux vestiges de l’époque « Gelsenkirchen ». De l’autre côté du rail, en face du centre communal Barbourg, on voit encore les grandes caisses à minerai, construites par une entreprise suisse en 1907. Le minerai et les combustibles (coke etc.) d’alimentation des hauts-fourneaux étaient stockés ici. On peut enfin admirer les cités ouvrières du quartier de la « Hiehl », et l’emblématique stade de foot de la Jeunesse, construit en 1920…
• La mine du Katzenberg : il faut se rendre aux confins des Terres-Rouges, tout au bout de la rue Jean-Pierre Bausch. La sortie de la mine est fermée aujourd’hui. Mais on peut visiter toutes les installations attenantes, qui ont fonctionné jusqu’en 1967 : salle des pendus (vêtement du mineur), pointage, musée, hall des réparations des berlines etc. On dit parfois Mine Cockerill, du nom de John Cockerill, un groupe belge qui reprit le site de 1945 à 1967. Ou encore mine Collart, du nom des premiers exploitants, en 1881. Pour l’anecdote, le fer extrait ici n’allait pas forcément alimenter les hauts-fourneaux proches des Terres-Rouges… mais partait parfois jusqu’au bout de la Wallonie !
• Belval : c’était une forêt, au début du XXe siècle ! On a du mal à l’imaginer… Belval est née par rapport à l’usine des Terres-Rouges. C’est en 1907 que la Gelsenkirchener Bergwerks-Aktien- Gesellschaft, alors propriétaire de l’usine des Terres-Rouges, se lance dans l’acquisition des terrains afin de construire une deuxième installation sidérurgique, la « Adolf-Emil-Hütte », devenu plus tard Arbed-Belval. Les premiers hauts-fourneaux seront mis à feu en 1911. Il faut alors imaginer que, de l’entrée de Esch jusqu’à Belval, c’était une vallée de hauts-fourneaux… C’est aujourd’hui clairement le site le mieux conservé avec deux hauts-fourneaux, les cowpers (souffleur d’air chaud), les halls des soufflantes etc. Visite et renseignements au fond Belval : (+352) 26 84 01. À noter qu’une pétition, éditée par l’Amicale des Hauts-Fourneaux A et B, est ouverte à signature sur le site de la chambre (www.chd.lu), pour sauvegarder des vestiges menacés à Belval : le hall des soufflantes et l’ensemble des tuyaux de transport de l’air et de la récupération de gaz, indispensable pour comprendre le fonctionnement du site.
• L’usine de Schifflange : on l’appelle comme ça par commodité, mais la majeure partie de l’usine se situe bien sur le ban communal d’Esch-sur-Alzette ! Elle a été fondée par les frères Metz, en 1971, quasiment en même temps que l’usine Brasseur.