Sorte de captivité psychologique, le phénomène d’emprise sur fond de violences conjugales, de plus en plus documenté, reste largement incompris. Une psychologue lève le voile.
Elle cause des séquelles parfois bien plus profondes que la violence physique, pourtant on en parle peu : la violence psychologique peut s’abattre sur n’importe qui, dans n’importe quelle sphère de la vie. Mais c’est au sein du couple que son piège est sans doute le plus dangereux, à travers le phénomène d’emprise, qui reste largement incompris.
Marijke Van Reeth, psychologue clinicienne au Planning familial, livre ses réponses à la question omniprésente dès qu’on parle d’une victime de violences conjugales : «Pourquoi n’est-elle pas partie?»
Quels sont les ressorts de l’emprise psychologique dont on parle dans un contexte de violence conjugale?
Marijke Van Reeth : L’emprise est une forme de violence psychologique avec un mécanisme insidieux. Elle se caractérise par la prise de contrôle de l’un sur l’autre, à travers des critiques qui peuvent sembler anodines – la façon de cuisiner ou le style vestimentaire – et qu’on a tendance à minimiser, mais vont se répéter chaque jour, marquant durablement la relation. Au fil du temps, cela provoque une blessure profonde chez la victime, avec une estime de soi en chute libre, ce qui complique le cheminement pour s’en échapper.
En parallèle, l’auteur de violences psychologiques ne se remet jamais en question et, pour ne pas se confronter à sa propre culpabilité, culpabilise la victime via des tactiques bien connues – si je m’énerve c’est à cause de toi, ou c’est toi qui es hystérique. À force d’entendre ces remarques, la victime finit par croire qu’elle ne vaut rien et ne sait rien faire de bien. On entre dans ce qu’on appelle « le cycle de la violence » (voir ci-contre), et une véritable prison mentale s’installe.
Contrairement aux idées reçues qui associent les violences conjugales à une perte de contrôle, c’est tout l’inverse : la violence n’est rien d’autre que l’ultime tentative de prise de contrôle sur l’autre.
Ce qui peut expliquer que les victimes ne fuient pas?
On est persuadé que, confronté à de la violence, on saurait tous l’identifier et se protéger. Mais ça n’est pas si simple. D’abord, parce qu’ici, les sentiments amoureux entrent en jeu, donc on a tendance à occulter tous les défauts de l’auteur de violences, avec qui on aime passer du temps, qui sait aussi nous flatter. On s’accroche à un espoir d’avenir, des projets communs, et lorsque les premières piques surgissent, on les ignore.
Ensuite, l’environnement dans lequel on a grandi joue un rôle crucial : quelqu’un qui a appris le respect des autres et la communication non-violente dispose d’un « système d’alerte » efficace face à une tentative d’emprise – même si cela ne protège pas à 100 %. C’est très différent pour un adulte qui n’a pas eu cette chance.
Certains profils sont-ils plus à risque?
Tout le monde peut tomber sous l’emprise d’une autre personne. Néanmoins, dans les statistiques, les femmes sont surreprésentées et les études montrent que, parmi les victimes comme les auteurs de violences, beaucoup ont connu un contexte violent à la maison dans leur enfance, soit en tant que victime directe de maltraitance ou comme témoin de crises récurrentes entre les parents. Ce qui malheureusement a les mêmes conséquences dévastatrices.
Dans quel état se trouvent les patientes que vous recevez?
Certaines femmes ont réussi à sortir de cette emprise, quand d’autres cherchent toujours une issue. Et puis, il y a celles qui viennent consulter pour une autre problématique, et dont je découvre la situation de violence au fil de nos entretiens.
Souvent, dans ces affaires impliquant un phénomène d’emprise psychologique, c’est ce déni des victimes qui est incompréhensible pour la police, le parquet, les magistrats : ils ont beaucoup de mal à appréhender ce fonctionnement qui consiste à rester auprès de quelqu’un qui nous fait du mal.
Pour mieux le saisir, j’aime me référer à une métaphore simple : plonger une grenouille dans l’eau bouillante la fera sauter et se sauver, immergez-la dans de l’eau tiède, augmentez peu à peu la température, et elle restera immobile jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger.
De quoi ces femmes ont-elles le plus besoin?
En priorité, un plan d’urgence pour se mettre en sécurité. On réfléchit ensemble aux actions à mettre en place en cas de nouvelle explosion : ne pas rester dans la pièce, chercher les portes de sortie les plus proches, les voisins peuvent peut-être constituer un refuge. On réfléchit ensemble à ce qui peut être le plus utile.
Elles doivent aussi mobiliser leurs ressources pour s’ouvrir à nouveau et trouver de l’aide, car souvent, elles se sont isolées de leur entourage. Enfin, ces femmes doivent entendre qu’elles sont victimes de violences et en prendre conscience pour pouvoir agir.
Vous êtes victime de violences? Contactez la helpline au 20 60 10 60 (entre 12 h et 20 h, 7 j/7) ou par mail à info@helpline-violence.lu ou Femmes en détresse au 44 81 81 (24 h/24) ou par mail à fraenhaus@fed.lu
Du théâtre pour ouvrir la discussion
Le monologue Never Vera Blue, à découvrir sur la scène du Théâtre ouvert de Luxembourg (TOL) jusqu’au 3 février, illustre le combat d’une femme victime de violences conjugales, dont le mari a fini par brouiller l’esprit à travers l’emprise psychologique.
La représentation du vendredi 20 janvier à 20 h sera suivie d’une table ronde avec Claire Schadeck du CID Fraen an Gender, Marijke Van Reeth du Planning familial, et l’équipe artistique (dont la metteuse en scène Aude-Laurence Biver, la comédienne Émeline Touron et l’assistante de mise en scène Jillian Camarda).
La violence conjugale, le gaslighting (détournement cognitif) et l’abus de pouvoir seront des thèmes abordés lors d’un échange avec le public.