Luxembourgeois d’origine étrangère, Luxembourgeois racisés, étrangers devenus luxembourgeois : pas simple pour ces élus communaux au parcours singulier de s’imposer en politique, malgré les beaux discours sur la diversité.
Alors que leur mandat s’achève, cinq élus partagent les obstacles auxquels ils ont été confrontés. Loin de se décourager, tous sont prêts à rempiler.
José Vaz Do Rio
«Je me sentais légitime, mais j’ai dû renoncer»
La langue, c’est ce qui a empêché José Vaz do Rio, arrivé en tête des élections communales de Bettendorf en 2017, de s’asseoir dans le fauteuil de bourgmestre.
Originaire du Portugal et engagé de longue date au service de ses concitoyens, il a décliné le poste au lendemain du scrutin : «Je me sentais légitime, après six ans en tant que conseiller communal et avec le soutien des électeurs, mais j’ai dû renoncer. La loi est claire : les réunions du conseil doivent se tenir en luxembourgeois, et mon niveau n’est pas suffisant», reconnaît-il.
Aucune amertume cependant pour ce retraité de l’usine Goodyear de Colmar-Berg, car il estime que «diriger une commune est avant tout un travail d’équipe». C’est donc en tant qu’échevin qu’il a mené ces six ans de mandat, ce qui occupe une grande partie de son temps – au grand dam de son épouse.
L’envie de se rendre utile
Cette année, il se lance à nouveau dans la course, à 66 ans et sans étiquette, même s’il se sent proche des idées du DP. Au Luxembourg depuis 35 ans, José Vaz do Rio n’a jamais été confronté à la xénophobie, au contraire : «Les gens ont toujours été formidables, en m’acceptant à bras ouverts», assure cet habitant de Gilsdorf, désormais titulaire de la double nationalité.
Il s’est toujours senti redevable, guidé par l’envie de se rendre utile : «C’est comme ça que je suis heureux», sourit-il. Alors, forcément, le manque d’intérêt des étrangers pour les élections le désole : «Voter ne les intéresse pas, ils me le disent. C’est triste. Ils pensent que ça ne changerait pas grand-chose, mais c’est faux», explique-t-il.
Sa grande fierté, le jumelage de Bettendorf avec sa ville natale au Portugal en 2019 et les nombreux échanges interculturels qui en découlent.
Jana Degrott
«J’ai eu le sentiment de ne pas être à ma place»
Propulsée au conseil communal de Steinsel à tout juste 21 ans, Jana Degrott a pris ses distances avec la vie publique, le temps de digérer ces six années où elle a été beaucoup exposée.
«Je n’en fais pas un secret, je traverse une dépression liée à mon engagement politique», confie cette activiste à plein temps qui boucle actuellement ses études de droit.
«Ces derniers mois, j’ai ressenti une forte anxiété en allant au conseil. J’ai eu le sentiment de ne pas être à ma place.» La conséquence directe de microagressions répétées et d’attaques racistes à chacune de ses apparitions dans les médias.
«Je reçois systématiquement des menaces de mort, ou alors on me dit de retourner dans mon pays… Ça fait mal», soupire la jeune femme, rappelant au passage qu’elle n’a rien d’une étrangère, puisque son père est luxembourgeois et qu’elle a grandi ici.
Pas de quoi décourager cette battante, auréolée l’an passé du titre de «Leader» par le président Obama et déterminée à ouvrir l’espace politique : «Il y a beaucoup d’opportunités pour les personnes de couleur, car nous sommes sous-représentées. Or, il est crucial que chacun puisse apporter sa voix lors des décisions.»
Elle ne laissera plus rien passer
Elle regrette aussi un certain manque de renouveau dans les partis, où on peut croiser des dynasties de politiciens – «un grand problème dans la politique luxembourgeoise», estime-t-elle – pointant une fuite des talents.
«Beaucoup de gens brillants préfèrent s’investir dans le secteur privé, la politique ne fait pas partie de leurs plans. Ils sont convaincus que ce n’est pas leur place, parce qu’aucun de leurs proches n’évolue dans ce milieu», analyse Jana Degrott.
Aujourd’hui, elle dit se sentir mieux armée face aux critiques et ne remet pas en cause ses projets : décrocher un nouveau mandat local et entrer à la Chambre des députés en octobre.
«J’ai trop fait l’erreur de normaliser des choses qui ne sont pas tolérables : je ne laisserai plus rien passer», prévient-elle, soulignant que «la plupart des gens ont un grand cœur, c’est juste qu’on les entend moins».
Victoria El Khoury
«Le Luxembourg doit savoir ce qu’il veut»
Son nom était évoqué pour le poste de bourgmestre à Strassen, sa ville d’adoption depuis 15 ans, mais cette conseillère communale socialiste de 45 ans a eu besoin de «renouveau» : il y a six mois, elle a fait ses valises direction Junglinster, avec l’envie de poursuivre son engagement politique.
Un sacré challenge puisque, dans sa nouvelle commune, elle est encore peu connue, et le LSAP fait partie de l’opposition. «Je veux être élue, oui, mais je m’investirai pour les habitants quoi qu’il arrive, parce que ça fait partie de moi», confie celle qui a grandi au Liban pendant la guerre et en a gardé un profond sens de la solidarité et de l’entraide.
Dès son arrivée au Luxembourg en 2007, cette chercheuse en biologie cellulaire et moléculaire au Luxembourg Institute of Health a intégré de nombreuses associations «pour rencontrer des gens», animant aussi des cours de cuisine, si bien que son visage est vite devenu familier.
«On n’est pas sur un pied d’égalité»
Le bourgmestre la convainc de se présenter aux élections en 2017 et elle débarque au conseil communal grâce à un score impressionnant. «Je me suis dit que j’allais assumer cette responsabilité, même si je ne parlais pas le luxembourgeois», raconte-t-elle, mettant le doigt sur le sujet sensible de la langue.
«C’est très frustrant, car on n’est pas sur un pied d’égalité. On peut même parler de discrimination linguistique : la loi communale stipule que le conseil doit se tenir en luxembourgeois et que nul ne saurait demander une traduction, alors que ça se fait dans n’importe quel autre événement aujourd’hui», souligne Victoria El Khoury, qui y voit un véritable paradoxe.
«Alors qu’on demande aux 50 % d’étrangers qui peuplent ce pays de s’investir en politique, ceux qui sont élus doivent laisser leur place?», interroge-t-elle. «Le Luxembourg doit savoir ce qu’il veut.»
Si elle n’a pas subi d’attaques, elle rapporte tout de même quelques piques : «Il est arrivé qu’on me réponde en luxembourgeois pour s’assurer que je ne puisse pas répliquer», regrette l’élue, qui dit consacrer beaucoup de temps à préparer les dossiers.
«Ça ne m’a pas découragée, même si ça a été dur parfois», reconnaît-elle.
Eduarda Macedo
«Il y a toujours ce plafond de verre»
À 63 ans, cette jeune retraitée des institutions européennes vient de passer un an et demi au conseil communal de la ville de Luxembourg, dans le fauteuil laissé vacant par Carlo Back.
Une nouvelle casquette qu’elle a enfilée non sans appréhension : «Je ne parlais pas luxembourgeois quand j’ai pris mon mandat. Aujourd’hui, j’ai un meilleur niveau, car j’ai pris des cours particuliers, mais je m’exprime toujours en français», confie-t-elle.
Ce qui a fait grincer des dents certains collègues, dès ses premiers pas : «Mon discours d’assermentation était en français et ça a choqué. La bourgmestre a dû rappeler que j’en avais parfaitement le droit», raconte celle qui a choisi de mettre son énergie ailleurs que dans l’apprentissage intensif de la langue. «Je m’investis plutôt dans la connaissance des dossiers et le contact avec ma communauté.»
En s’engageant en politique, elle tenait à montrer aux étrangers que c’est possible, mais dit aujourd’hui comprendre ceux qui font marche arrière : «Moi j’ai du soutien, des collègues qui assument avoir pris ce risque. Je ne dépends pas de la politique, j’ai aussi les moyens de payer un professeur de luxembourgeois. Et ça ne me gêne pas de passer parfois pour une idiote», sourit-elle.
Car il y a des fois où elle ne comprend pas tout et répond à côté. Ou des conversations en groupe sur mobile qui vont bien trop vite pour elle, avec leur lot d’abréviations. «Il faut oser dire qu’on n’a pas compris et c’est embarrassant.»
«La peur de la perte d’identité est très forte»
Pour elle aussi, la langue constitue le principal obstacle à sa participation à la vie politique. «Cette loi qui interdit toute traduction, il faut y réfléchir sérieusement», lance cette traductrice-interprète de formation.
«Le multilinguisme est pratiqué partout dans le pays, mais il y a toujours ce plafond de verre entre la vie quotidienne et le pouvoir politique, où se prennent toutes les décisions.»
Selon Eduarda Macedo, c’est donc le cadre législatif qui est à revoir, pour rendre accessibles à tous les discussions au niveau politique. Un pas que le Luxembourg n’est pas prêt à franchir : «La peur de la perte d’identité est très forte. Mais les deux ne sont pas incompatibles. C’est même tout le contraire», estime-t-elle.
Natalie Silva
«D’autres ont ouvert la voie avant moi»
À chaque nouvelle rencontre, ça ne loupe pas : on lui parle en français. Cette native d’Ettelbruck se fait alors un plaisir de répondre dans un luxembourgeois parfait.
À 42 ans, la bourgmestre de Larochette ne s’étonne plus qu’on la prenne encore pour une étrangère, elle s’en amuse. Première femme aux racines cap-verdiennes à accéder à ce poste, son engagement politique lui a toujours paru «naturel» : «C’était une évidence pour moi de rendre à la communauté un peu de ce qu’elle m’a donné», confie cette mère d’un ado de 16 ans.
Souvent qualifiée de modèle, Natalie Silva n’a pourtant pas l’impression d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel : «J’ai toujours considéré que la politique m’était ouverte. D’autres Luxembourgeois d’origine étrangère ont montré la voie avant moi», souligne-t-elle, citant l’ancien ministre de la Justice Félix Braz.
«On a refusé de me serrer la main»
À un détail près : sa couleur de peau, qui fait d’elle une cible permanente. «Oui, du racisme au Luxembourg, il y en a, et il y en a toujours eu. Je ne suis pas épargnée. Certaines personnes ont été jusqu’à refuser de me serrer la main lorsque j’étais échevine. Mais si je m’arrête à ça, je ne fais plus rien», tranche-t-elle, avant d’ajouter qu’elle ne retient que le positif.
Comme le jour où une citoyenne sceptique s’était ravisée, et l’avait félicitée pour son bon travail. Le manque de diversité en politique, elle le regrette, et pointe le multilinguisme qui ne facilite pas les choses : «À la commune comme à la Chambre, tous les débats se déroulent en luxembourgeois, tandis que l’administratif est en français. Il faut donc maîtriser au moins ces deux langues», note-t-elle.
Il faut savoir composer : «Notre équipe communale compte un Belge qui comprend assez le luxembourgeois pour suivre, mais passe au français dès qu’il doit exprimer son opinion. C’est le compromis qu’on a trouvé», explique-t-elle.
Elle y voit une forme d’«incohérence» du système politique, qui devrait pouvoir inclure les étrangers. Natalie Silva sera à nouveau candidate le 11 juin prochain, mais renonce à briguer un mandat de député.