L’ONG Regards d’enfants d’Éthiopie va sous peu envoyer du matériel médical dans ce pays où sévit la guerre. Un projet mené à bien grâce à la solidarité de nombreuses personnes et à la ténacité de sa fondatrice, Hénoké Courte-Wolde Medhin.
Moniteur de surveillance, échographes, brancard, lits, divan d’examen, respirateur… : l’ONG Regards d’enfants d’Éthiopie (REE), qui œuvre depuis près de trois décennies pour les enfants défavorisés de ce pays de la Corne de l’Afrique, s’apprête à envoyer du matériel médical en Éthiopie, où la guerre sévit depuis 2020.
La mission, initialement prévue pour apporter un soutien médical face à la crise sanitaire, aura finalement duré deux ans, c’est dire l’obstination dont il aura fallu faire preuve pour la mener à bien! Mais Hénoké Courte-Wolde Medhin, fondatrice de l’ONG, n’est pas du genre à baisser les bras. Entre le covid puis la guerre qui est venue s’y superposer, les délais administratifs au Luxembourg et la fierté des autorités éthiopiennes, sans oublier des petits jeux de pouvoir, il a fallu batailler!
Rien de surprenant cependant : «On n’aborde pas un pays comme l’Éthiopie, aussi misérable soit-il, comme les autres pays en voie de développement. Pour un Éthiopien, l’autre n’existe pas, c’est culturel», rappelle Hénoké. La fierté est profondément enracinée dans le cœur du peuple éthiopien qui se considère comme «élu de Dieu».
Il faut dire que l’Éthiopie est un pays millénaire, perçu comme le berceau de l’humanité : c’est sur cette terre que l’on a retrouvé notre ancêtre commune, Lucy, sur celle-là encore que se trouverait l’Arche d’alliance renfermant les tables des Dix Commandements et qu’aurait régné la biblique reine de Saba.
Un peuple très fier
C’est en 1995, après un premier voyage dans son pays d’origine, qu’Hénoké, avec quelques amis, fonde l’ONG Regards d’enfants d’Éthiopie. «L’Éthiopie est un pays très spécial, ce n’est ni l’Afrique ni l’Orient, c’est un pays totalement à part. Les gens sont très discrets, très pudiques, et j’ai été frappée par la misère qui s’affichait désormais.»
Frappée par le regard d’enfants dans une classe qu’elle a visitée, elle donnera ce nom à son ONG. «Les Éthiopiens ont des yeux extraordinaires, ils disent tout avec les yeux. Et puis, on ne peut pas se défaire du regard d’un enfant qui vous juge.»
Presque 30 ans plus tard, REE continue de mettre en œuvre divers projets axés sur l’éducation, la santé, l’hygiène et l’environnement. «En ce moment par exemple, nous organisons la production de lait dans un centre d’accueil pour les orphelins défavorisés, grâce à un élevage de dix vaches», indique Hénoké.
La construction d’une école secondaire dans le nord-ouest, région où sévit la guerre, reste aussi d’actualité malgré les difficultés rencontrées. «REE peine depuis quatre années à trouver un financement pour construire cette école, et on apprend que des milliers d’écoles viennent d’être détruites, que des millions d’enfants sont déscolarisés…»
Un parcours hors du commun
C’est grâce à tous les membres de REE que l’ONG jouit d’une telle longévité. Des membres qu’Hénoké remercie vivement, comme elle se montre pleine de gratitude envers ses partenaires de toujours, notamment les communes de Walferdange et de Dudelange ou l’École européenne, ainsi qu’envers tous ceux qui apportent soutient et matériel à REE.
Après tant d’années consacrées à REE, Hénoké commence cependant à envisager de transmettre le flambeau. Il faut dire qu’Hénoké, consul honoraire d’Éthiopie et prof d’histoire-géo à l’École européenne, a déjà vécu mille vies, elle qui se définit comme «une enfant de la guerre».
Née en 1960 à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, elle est envoyée à la fin de l’adolescence en France par sa mère pour échapper aux guerres civiles, qui se multiplient à partir de 1974.
«J’en voulais à ma famille : pour moi, il était normal de rester avec tous les autres. Mais ma mère répétait : seuls les vivants ont raison. Alors pour l’instant, il faut survivre. Je n’ai pas eu de contacts avec ma mère pendant neuf ans. À l’époque, il n’y avait pas les téléphones portables! C’était vraiment très long, et j’étais vraiment jeune», confie Hénoké, qui a longtemps gardé les stigmates de cette séparation.
En France, elle retrouve son frère, installé à Grenoble, qui s’est lancé dans un deuxième doctorat pour pouvoir les faire vivre. La lycéenne est elle aussi une élève brillante et une battante. Elle entre à la Sorbonne, vit de petits boulots. C’est à Paris qu’elle rencontre son futur mari, le diplomate Marc Courte.
Ensemble, ils auront deux enfants, et s’installeront au Luxembourg. Active dans son pays de cœur, dont elle finit par adopter la nationalité, Hénoké rejoint les rangs du LSAP dès 2002 et devient échevine au conseil communal de Walferdange en 2005. C’est la première femme noire à être élue dans le pays. Un beau pied de nez à la guerre.
«Pas de guerre plus importante qu’une autre»
Il y a une phrase répétée à l’envi qu’Hénoké ne supporte plus d’entendre pour évoquer cette catastrophe que représente la guerre en Ukraine : «Un pays à la porte de l’Europe, démocratique, souverain». «Est-ce que cela signifie que si un pays n’est pas démocratique ou pas situé à la porte de l’Europe, il ne faut pas y prêter attention?», rétorque-t-elle.
«À chaque fois que j’entends cette phrase, c’est une véritable gifle. Je compatis absolument avec les autres peuples qui souffrent. Mais qu’est-ce qu’on fait du Yémen? De l’Éthiopie? « Merde alors! », comme dirait Jean Asselborn. Quand on entend le mot guerre, c’est de la douleur, et il n’y a pas à choisir dans la douleur. Il n’y a pas de guerre plus importante qu’une autre.»
Une région en conflit depuis 2020
Exécutions sommaires, viols collectifs, pillages… Depuis 2020, le conflit en Éthiopie a fait des milliers de victimes et des dizaines de milliers de personnes ont fui les combats.
L’offensive militaire éthiopienne contre la région dissidente du Tigré est l’aboutissement de mois de tensions entre le gouvernement fédéral et les dirigeants de la minorité tigréenne, longtemps tout-puissants détenteurs des leviers de pouvoir de l’Éthiopie, avant d’être progressivement mis à l’écart.
Situé dans l’extrême nord de l’Éthiopie, le Tigré est un des dix États semi-autonomes qui forment la fédération éthiopienne, organisée sur des bases ethniques. Bordé à l’ouest par le Soudan et au nord par l’Érythrée, il abrite essentiellement des Tigréens, qui constituent 6 % de la population nationale (plus de 100 millions d’habitants).
À partir de 1975, la rébellion tigréenne du Front de libération des peuples du Tigré (TPLF) a mené la lutte contre le régime militaro-marxiste du dictateur Mengistu Haïlé Mariam, qui est tombé en 1991. Le TPLF a dominé ensuite la coalition qui régna sans partage sur l’Éthiopie jusqu’à ce qu’Abiy Ahmed, issu de la plus grande ethnie du pays, les Oromo, devienne Premier ministre en 2018.
Guerre contre l’Érythrée voisine
Les Tigréens, qui occupèrent une place prédominante dans l’armée éthiopienne, furent également en première ligne dans la guerre entre 1998 et 2000 contre l’Érythrée voisine, déclenchée notamment pour des différends territoriaux. La guerre fut officiellement déclarée terminée en 2018, à l’initiative d’Abiy Ahmed, ce qui lui valu son prix Nobel.
Depuis l’arrivée d’Abiy Ahmed, les dirigeants tigréens se plaignent d’avoir été progressivement écartés à la faveur de procès pour corruption ou de remaniements de l’appareil sécuritaire. En 2019, le TPLF est de facto passé dans l’opposition en refusant la fusion de la coalition au pouvoir en un seul parti, le Parti de la Prospérité, voulue par Abiy Ahmed.
En septembre, le Tigré a organisé ses propres élections, défiant le gouvernement qui avait reporté tous les scrutins en raison du covid-19. Ce scrutin a été jugé illégal par le pouvoir fédéral, qui a annoncé dans la foulée une suspension des fonds fédéraux pour la région. À partir de là, tout le monde s’est préparé à la guerre…
Si le conflit oppose en premier lieu le gouvernement fédéral éthiopien au gouvernement régional du Tigré, il a ravivé d’anciennes querelles : tous ceux qui avaient un grief envers le TPLF et sa gouvernance passée ont apporté leur soutien au gouvernement fédéral.
C’est le cas des régions d’Amhara et d’Afar qui bordent le Tigré, mais aussi de l’Érythrée, qui a envoyé des forces armées en soutien au gouvernement.
Un risque de famine
Depuis plusieurs mois, l’ONU met en garde contre un risque de famine en Éthiopie, au Kenya et en Somalie.
Plusieurs régions de ces trois pays ont été frappées par un «phénomène météorologique inédit depuis au moins 40 ans», selon un communiqué publié par des agences onusiennes : il s’agit de la succession de «quatre saisons des pluies à faibles précipitations». Or la perspective est désormais tangible que la nouvelle saison des pluies d’octobre à décembre soit elle aussi «inférieure aux attentes».
La sécheresse a déjà entraîné la mort de 3,6 millions de têtes de bétail au Kenya et en Éthiopie, dans des zones où l’élevage est la principale source de revenus des populations locales. À tout cela s’ajoutent la destruction de récoltes et des déplacements de populations en quête d’eau et de nourriture.
Dans la région d’Afar, en Éthiopie, des centaines de milliers de personnes ont fui les combats pour se retrouver aux côtés de communautés en proie à la sécheresse, la faim et un manque criant d’accès aux soins de santé et à l’eau potable, alerte Médecins sans frontières (MSF).
Plus de 16,7 millions de personnes en Éthiopie, au Kenya et en Somalie sont déjà en situation «d’insécurité alimentaire aiguë», un chiffre qui pourrait passer à 20 millions dès septembre.