En juin 1994, BNP aurait transféré 1,3 million de dollars d’un compte de la Banque nationale du Rwanda vers le compte suisse d’un courtier en armes. La banque française avait accepté d’effectuer cette transaction malgré un embargo sur les armes décrété par l’ONU vers le pays des Mille Collines. Le 29 juin dernier, trois ONG françaises ont porté plainte contre BNP pour complicité de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre.
Le 15 avril 1994, 5 000 Tutsis sont assassinés dans l’église de Nyamata où ils croient trouver refuge. L’ancien édifice religieux est devenu l’un des plus importants sites mémoriels du génocide rwandais qui fit 800 000 morts entre avril et juillet 1994. Tout ou presque y a été laissé en l’état : les sols sont jonchés de vêtements tachés de sang séché et bruni, des milliers de crânes et d’ossements sont entassés au sous-sol. Ce qui frappe aussi, c’est l’état du toit d’origine : il est criblé d’impacts de balles et de grenades. Ici comme ailleurs au Rwanda, les Tutsis ne sont pas tous «coupés» à la machette par des miliciens interahamwe ou leurs voisins hutus. Militaires et gendarmes prennent une part active aux tueries. Ils privilégient les assassinats de civils au détriment du combat contre la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR) dont la victoire militaire, en juillet 1994, mettra fin au génocide.
L’approvisionnement en armes est dès lors une préoccupation constante pour les commanditaires des crimes. Homme de l’ombre, le colonel Théoneste Bagosora est officiellement chef de cabinet du ministre de la Défense en 1994. Dans les faits, il est l’un des meneurs de l’extermination. Il négocie des achats d’armes, avec l’Égypte notamment. Jusqu’à la veille des massacres, le Rwanda est aussi armé par Paris, pourtant parfaitement informé du projet des extrémistes hutus.
«À ce moment-là, j’ai été dépisté par la CIA»
Tout au long du génocide, le colonel Bagosora voyage beaucoup, se démène au Zaïre, pays voisin et ami, ou en Afrique du Sud pour trouver des armes. Les achats deviennent ardus après le 17 mai 1994, quand l’ONU décrète un embargo sur les armes en direction du Rwanda. Pourtant, en juin, Bagosora se rend aux Seychelles pour acquérir 80 tonnes d’armes saisies par les autorités de cet archipel de l’océan Indien, dont les dirigeants sont alors considérés parmi les plus corrompus au monde.
Officiellement, le stock est destiné au Zaïre. Deux militaires de ce pays accompagnent Bagosora qui, muni d’un faux passeport, se fait également passer pour un officier zaïrois. Le colonel a raconté cet épisode en 2005, lors de son procès devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), à Arusha en Tanzanie : «J’étais aux Seychelles du 4 au 19 juin 1994 pour chercher des armes grâce à un contrat avec l’Afrique du Sud. À ce moment-là, j’ai été dépisté par la CIA. Notre courtier m’a dit qu’il fallait que je parte à Goma, au Zaïre, avec les deux avions sinon j’allais être arrêté. Je suis allé à Kinshasa avec un avion vide. Le premier avion chargé d’armes est parti vers le 16 juin. Le deuxième est parti le 19 juin pour Goma où les services zaïrois devaient le recevoir puis transmettre les armes aux Rwandais à Gisenyi.»
C’est dans ce contrat qu’apparaît BNP. La banque française, devenue entre-temps BNP Paribas, est aujourd’hui visée par une plainte pour complicité de génocide par trois ONG : Sherpa qui défend les victimes de crimes économiques, Ibuka France qui lutte pour la mémoire, la justice et le soutien aux rescapés du génocide et le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Grâce aux faits qu’elles ont rassemblés, les ONG ont reconstitué avec précision les transferts de fonds et disent prouver au moins une livraison à Goma, ville frontalière du Rwanda.
«Le milieu bancaire savait»
«La BNP aurait autorisé deux transactions les 14 et 16 juin 1994 du compte, que la Banque nationale du Rwanda (BNR) détenait chez elle, vers un compte de la banque suisse UBP à Lugano. Ce compte appartenait à Willem Tertius Ehlers, ancien secrétaire de Pieter Willem Botha, Premier ministre d’Afrique du Sud de 1978 à 1984. À cette époque, il était propriétaire d’une société de courtage d’armes nommée Delta Aero», détaille Lisa Rieux, chargée de communication de l’ONG Sherpa. Le premier virement s’élève à 592 784 dollars. Le deuxième, du 16 juin 1994, atteint 734 099 dollars, notent les ONG qui se sont constituées partie civile dans cette affaire. Selon d’autres sources, Ehlers aurait reversé 330 000 dollars au gouvernement des Seychelles.
Pour son commerce, le courtier sud-africain s’attache la complicité de marchands et trafiquants déversant leurs cargaisons meurtrières en Afrique tout au long des années 90. Certains avaient établi des filiales au Luxembourg (lire ci-dessous).
Circonstance aggravante pour BNP : contactée en 1994 pour effectuer la même opération, la Banque Bruxelles Lambert refuse car elle ne veut pas violer l’embargo. Le milieu bancaire, qui avait déjà l’obligation de se renseigner auprès de leur client sur la destination des fonds en cas de circonstances inhabituelles, «savait que le gouvernement rwandais avait un besoin crucial d’argent», rapporte Jacques Simal, employé de Bruxelles Lambert, cité par les ONG. «Il était évident pour tout le monde qu’ils devaient acheter des armes et munitions. Le Rwanda était sous embargo», poursuit-il.
«La banque ne pouvait douter des intentions génocidaires des autorités du pays pour qui elle a autorisé le transfert, notamment en raison de l’identité et de l’activité du destinataire du compte bénéficiaire et de la chronologie des évènements», écrivent les ONG plaignantes dans un communiqué publié en juin.
Quel était l’intérêt de BNP?
Pour le moment, BNP Paribas ne commente pas une plainte dont elle dit n’avoir pas pris suffisamment connaissance mais dont elle reconnaît la gravité. Au Luxembourg, BGL BNP Paribas, filiale à 66 % de la banque française, est le premier employeur du secteur financier avec 3 700 salariés.
Reste le mobile qui a poussé BNP à agir de la sorte. La commission encaissée sur un transfert de 1,3 million de dollars ne pouvait être que dérisoire pour une banque de cette taille. «L’intérêt économique n’apparaît pas dans la plainte. Sur le plan politique, nous ne considérons pas que BNP voulait participer au génocide», affirme Lisa Rieux, de Sherpa, repoussant l’idée d’un rôle actif de la banque dans la planification ou l’exécution du génocide.
La banque aurait-elle agi sur ordre politique? Le journaliste français Patrick de Saint-Exupéry révèle dans un article paru en juillet dans la revue XXI la façon dont l’Élysée de Mitterrand a ordonné le réarmement des milices et militaires hutus. Depuis le génocide qu’il avait couvert pour LeFigaro en 1994, le reporter enquête sur l’étroite implication de Paris dans le génocide perpétué pendant la deuxième cohabitation, quand Édouard Balladur était à Matignon. Pour les livraisons d’armes, Patrick de Saint-Exupéry pointe la responsabilité d’Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Élysée, nommé par la suite ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin.
Un enquêteur français au fait du dossier avance une autre hypothèse sur les motivations de BNP : «En agissant ainsi, la banque s’est créée une réputation. Elle a par la suite été contactée pour d’autres transferts illégaux. Elle a participé à de nombreuses opérations financières peu éthiques : au Soudan, en Iran, en Irak avec le programme nourriture contre pétrole. On retrouve également des transactions qui ont servi dans les attentats de Nairobi et Dar es-Salaam en 1998.»
En somme, le génocide rwandais était une carte de visite.
Une nébuleuse avec des filiales au Luxembourg
Dès 1995, l’ONU et des ONG comme la Ligue internationale des droits de l’homme, Human Rights Watch ou Survie mettent au jour les réseaux clandestins de trafics d’armes ayant alimenté le Rwanda pendant le génocide. Outre les Seychelles, les armes venaient d’Égypte, de Bulgarie, d’ex-Yougoslavie, d’Israël ou de Chine, certains vendant aux deux camps en conflit. Lorsqu’elles signaient les certificats d’exportation, les autorités de ces pays ignoraient la destination finale des cargaisons ou feignaient de l’ignorer. Kigali passait par des courtiers comme Willem Ehlers, mis en cause dans l’affaire BNP. Cet ancien militaire sud-africain et secrétaire d’un Premier ministre de l’apartheid mêlait business et politique. Dans les années 90, par exemple, il vendait des armes à l’Unita, la rébellion angolaise opposée au marxiste Dos Santos. Ehlers fut employé et actionnaire de la société GMR établie d’abord à Lugano et ayant possédé une filiale au Luxembourg plusieurs années après le génocide. GMR dissimule les initiales de Giovanni Mario Ricci, Italien exilé aux Seychelles en 1975 après des démêlés judiciaires. Se faisant passer pour un boss de la mafia, ce sulfureux personnage était devenu l’éminence grise du président France-Albert René. Il avait convaincu le chef d’État marxiste de convertir l’archipel de l’océan Indien en paradis fiscal et plaque tournante de tous les trafics. Les armes vendues en 1994 aux Rwandais venaient ainsi d’un cargo à la dérive, le Malo, dont les Seychellois s’étaient emparés dans la plus pure tradition de la flibuste.
Le sale boulot des services
Pour convoyer les armes, il faut des avions. Quand ils n’utilisaient pas leurs propres compagnies, Ehlers et consorts sous-traitaient à des aventuriers de l’air comme Allan Moffatt, un britannique qui livrait en Sierra Leone, au Soudan, dans l’ex-Zaïre, en Angola. Son nom apparaît dans une multitude de sociétés à travers la planète, y compris récemment au Luxembourg. Cette nébuleuse de marchands de mort organisait ses affaires autour de dizaines de sociétés établies dans des juridictions parfois très opaques mais aussi en France, Belgique ou au Royaume-Uni. Leurs entreprises au Luxembourg avaient presque toutes des connexions à Lugano ou Nicosie. Elles ont toutes été liquidées ces dernières années alors que leurs fondateurs ont aujourd’hui tous plus de 65 ans. Ces trafiquants faisaient parfois le sale boulot que les services officiels ne pouvaient ou ne voulaient pas faire. Aussi entretenaient-ils des contacts plus ou moins directs avec des services secrets, y compris au Luxembourg. Parmi les sociétés citées dans le dossier rwandais figure MilTec. Sa filiale luxembourgeoise comptait ainsi un administrateur, originaire du Moyen-Orient, en affaires avec d’anciens membres du SREL.
Bagosora et le TPIR
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a été institué par le Conseil de sécurité des Nations unies le 8 novembre 1994, soit quatre mois après la fin du génocide. Il a fermé ses portes fin 2015 et ses dossiers ont été transmis à la Cour pénale internationale (CPI). Le TPIR a été créé pour «juger les personnes responsables d’actes de génocide et d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda, ou par des citoyens rwandais sur le territoire d’États voisins» en 1994. Sur pression de la France, intervenue militairement dans le conflit inter-rwandais dès 1990, le mandat du TPIR avait été limité à la seule année 1994. Son siège se trouvait à Arusha. C’est déjà dans cette ville du nord de la Tanzanie que s’étaient tenues, en 1992 et 1993, des négociations de paix entre pouvoir rwandais et rébellion du Front patriotique rwandais (FPR). Le colonel Théoneste Bagosora avait quitté les pourparlers un soir d’octobre 1993, déclarant rentrer à Kigali «pour préparer l’apocalypse». Les médias ont souvent présenté ce militaire aux ambitions contrariées comme le cerveau du génocide. En cavale au Cameroun, il a été arrêté en 1996. Condamné à la prison à perpétuité en décembre 2008, il a été reconnu coupable de nombreux assassinats, mais acquitté du chef d’accusation d’entente en vue de commettre un génocide. Bagosora a fait appel de ce jugement, réduit à 35 ans d’emprisonnement en 2011. Âgé aujourd’hui de 76 ans, il purge sa peine dans une prison malienne.
Dossier réalisé par Fabien Grasser