Selon l’ambassadrice de France au Luxembourg, Claire Lignières-Counathe, il est important que l’UE renforce sa souveraineté. L’agression russe contre l’Ukraine a permis de lever des blocages, notamment en matière de défense commune, de migration et d’énergie.
Le 24 février, jour où le président russe, Vladimir Poutine, a ordonné l’invasion de l’Ukraine, est venu tout chambouler. Au départ, l’entretien qu’a accepté de nous accorder l’ambassadrice de France au Luxembourg, Claire Lignières-Counathe, devait porter sur la présidence française du Conseil de l’UE et sur les relations franco-luxembourgeoises, très étroites et cordiales, mais aussi marquées par certains différends.
Le brutal retour de la guerre en Europe a nécessité un nouveau rendez-vous avec la représentante du président Emmanuel Macron au Grand-Duché. Le dénominateur commun des deux entretiens : la volonté de la France de porter et défendre les valeurs européennes, avec le soutien du Luxembourg.
La guerre en Ukraine sévit depuis plus de trois semaines. On a pu remarquer que le président français est un des derniers qui semblent être écoutés par le président russe. Comment peut-on qualifier le rôle assumé par Emmanuel Macron ?
Claire Lignières-Counathe : Emmanuel Macron agit à titre de président de la République française, mais aussi en tant que président en exercice du Conseil de l’UE. Souvent, les entretiens avec le président russe ont aussi lieu avec le chancelier allemand, Olaf Scholz.
Ce n’est donc pas la France toute seule qui garde le contact avec Vladimir Poutine. Même si c’est difficile, il est important de maintenir ce contact bilatéral pour porter des messages. La demande la plus urgente est d’aboutir à un cessez-le-feu, au vu de la situation humanitaire qui s’aggrave très sérieusement.
Au départ, la présidence française du Conseil de l’UE espérait obtenir une avancée majeure sur la question migratoire. La guerre en Ukraine a eu pour effet que les pays les plus réticents à accueillir des réfugiés, tels que la Pologne ou la Hongrie, ont désormais ouvert grand leurs portes aux personnes fuyant la guerre. Cette volte-face donne-t-elle l’espoir de pouvoir faire perdurer la solidarité européenne ?
La guerre en Ukraine nécessite la pleine solidarité européenne pour accueillir les millions de réfugiés qui arrivent en Pologne, mais aussi en Hongrie, Slovaquie, Roumanie ou Moldavie. Le mécanisme européen de protection civile est activé, il y a des aides financières qui sont débloquées. Cela montre que cette solidarité est utile et nécessaire.
Comme l’a récemment souligné le secrétaire d’État français aux Affaires européennes, Clément Beaune, certains pensaient qu’il fallait ériger des murs pour protéger les frontières extérieures de l’UE. Aujourd’hui, on se rend bien compte que ce n’est pas une solution.
On a ouvert la porte aux familles fuyant la guerre, en activant notamment la procédure pour leur offrir le statut de protection temporaire. La décision a été prise en quelques jours. L’UE a agi très vite et est allée très loin.
Le fait que l’UE parvienne à réagir à la vitesse de l’éclair, comme l’a souligné dans nos colonnes votre homologue américain, peut-il constituer un tournant ?
C’est très positif. Il faut aussi prendre en compte que les citoyens soutiennent les mesures prises. On évoque un sursaut européen. Je pense qu’il s’agit d’une leçon très importante et positive à retirer de cette crise, alors que souvent on pense – et c’est peut-être faire un mauvais calcul – que les populations dans une démocratie se trouvent dans une forme de passivité.
Ce n’est pas du tout le cas. Il s’agit désormais de défendre notre Europe et les valeurs qu’elle représente. Il y a une grande majorité qui partage ce besoin.
L’agression russe contre l’Ukraine démontre aussi plus que jamais l’importance d’une politique de défense européenne commune. La France avait aussi placé ce dossier en haut de son agenda de la présidence. Ce conflit armé peut-il donner un coup d’accélérateur à l’Union de la défense ?
Ce coup d’accélérateur se traduit déjà dans les conclusions du récent sommet européen informel à Versailles. Le renforcement des capacités de défense européennes, la réduction de la dépendance énergétique et l’indépendance économique dans toute une série de secteurs stratégiques ont constitué les trois grands champs de discussion.
Le fil conducteur de tout ça est la souveraineté de l’UE. Les Européens doivent rester maîtres de leur destin. Sur la défense, des choses très intéressantes ont été convenues. L’augmentation considérable des investissements est notamment à souligner. De manière opérationnelle, il a été acté d’aller beaucoup plus loin que jusqu’à présent.
Il a ainsi été décidé d’acquérir en commun des capacités de défense et d’investir en commun dans des projets de défense.
Être en poste au Grand-Duché, voisin direct de l’Hexagone, doit être particulier. Dans quelle mesure cette proximité influence-t-elle votre travail ?
La relation franco-luxembourgeoise est très spécifique. Premièrement, nous sommes des voisins. Deuxièmement, nous avons des relations historiques de très longue date. Troisièmement, les liens humains ne cessent de s’accroître et sont même en nette accélération depuis 10 ou 15 ans. Tout cela a aussi son impact sur le travail de l’ambassade.
Nous devons traiter les conditions dans lesquelles les frontaliers peuvent venir travailler au Luxembourg. Il y a aussi de plus en plus de Français résidant au Grand-Duché. Dans le contexte de nos relations bilatérales, nous avons relancé, après le covid, la commission intergouvernementale qui traite ces sujets.
En dépit de ces relations très cordiales, il existe un certain nombre de désaccords entre la France et le Luxembourg. À commencer par la revendication d’une rétrocession fiscale pour les communes françaises voisines du Luxembourg. Où en est ce dossier ?
Il faut trouver le bon équilibre. D’une manière générale, une relation bilatérale n’est pas quelque chose de figé, elle se construit en permanence. Aujourd’hui, nous sommes dans une logique de cofinancement, arrêtée en 2018, et qui est notamment axée sur la facilitation de la mobilité des frontaliers.
Il s’agit d’une préoccupation majeure pour les navetteurs français, mais aussi pour leurs employeurs luxembourgeois. Nous investissons donc ensemble dans le ferroviaire, mais aussi dans l’accès routier avec des parkings pour navetteurs et des bus à haut niveau de service. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, mais l’objectif est d’avoir au plus vite des améliorations.
On peut avoir l’impression que, malgré les investissements consentis, il existe toujours un fossé entre les communes françaises et luxembourgeoises. Dans cet ordre d’idées, un projet transfrontalier comme Esch 2022 peut-il venir renforcer les liens ?
Selon moi, les liens entre les deux régions voisines ont un caractère modèle. Les mouvements de personnes entre les deux pays sont très denses. Il faut en profiter pour bâtir de nouvelles coopérations. Esch 2022 va entièrement dans ce sens. Huit communes françaises sont impliquées et vont donc aussi offrir des programmes culturels sur leur propre territoire.
La programmation a été effectuée ensemble. Le financement vient aussi du côté français. Cela est aussi une occasion pour les communes concernées de mieux s’équiper, comme cela est souvent le cas avec les capitales européennes de la culture. Le fait d’investir davantage dans la culture sera utile pour l’avenir et pour générer de nouveaux échanges.
Et puis, il ne faut pas oublier qu’Esch-sur-Alzette dispose déjà d’infrastructures culturelles de haut niveau, qui accueillent un public issu de la Grande Région. Ce n’est donc pas une frontière étanche, loin de là.
L’autre grand dossier transfrontalier qui divise est le nucléaire. Récemment, un échange de lettres a porté sur le problème de corrosion existant dans des centrales du type de Cattenom. En tant qu’ambassadrice, avez-vous aussi un rôle de médiateur à assumer ?
Il faut qu’on puisse en discuter de manière apaisée. Mais c’est tout à fait normal d’en parler. D’ailleurs, cela fait maintenant plus de dix ans que nous avons instauré un dialogue permanent entre les experts pour assurer le flux d’informations techniques.
Une concertation annuelle existe à plus haut niveau, qui permet à la France d’apporter des réponses aux questions du Grand-Duché, situé à quelques dizaines de kilomètres à peine de Cattenom. D’ailleurs, l’Allemagne, mais aussi les Français habitant autour de la centrale, posent, eux aussi, des questions et reçoivent des réponses.
L’Autorité de sûreté nucléaire ne se prive pas de s’exprimer sur ce qu’elle estime important. Mais il faut bien voir que l’énergie nucléaire est sous très haute surveillance. C’est peut-être aussi pour ça que l’on entend plus fréquemment parler de tel ou tel problème, incident ou difficulté, ce qui n’est pas le cas dans d’autres industries, surveillées de moins près. Pour l’ambassade, il est important que l’échange d’informations se fasse dans de bonnes conditions.
Le Luxembourg s’est aussi indigné de la décision de la Commission européenne de valoriser les investissements dans l’énergie nucléaire, un principe défendu par la France. Ce dossier peut-il aussi avoir un impact négatif sur la relation franco-luxembourgeoise ?
Le nucléaire est peut-être le sujet qui, dans notre relation bilatérale, est le plus difficile à gérer. Il s’avère que l’approche de la France sur l’énergie nucléaire est partagée par d’autres et la Commission, avant de trancher, a mené de larges consultations, y compris avec des experts indépendants. La conclusion est que la transition écologique, visant à atteindre en 2050 l’ambitieux objectif de la neutralité carbone, ne peut pas se réaliser sans le nucléaire.
Le bouquet énergétique est très différent selon les pays. Les uns peuvent miser sur l’hydroélectricité. D’autres peuvent davantage investir dans les énergies renouvelables, telles que l’éolien offshore et le solaire. Pour ce qui est de la France, on estime que le nucléaire, énergie décarbonée, est une solution pour assurer la phase de transition.
Il est d’ailleurs inexact d’affirmer que le nucléaire sera doté du label d’énergie verte. Il est présenté comme une ressource permettant d’assurer la transition.
Et pourtant, la France dispose d’un environnement naturel prédestiné à la production d’énergies renouvelables. Pourquoi donc le maintien du nucléaire ?
Le président Macron a annoncé d’ambitieux investissements dans l’éolien. L’idée est de sortir des énergies fossiles. La France n’est d’ailleurs pas le pays qui émet le plus de gaz à effet de serre par habitant. À ce titre, elle figure plutôt vers le bas de l’échelle.
Ceci a été rendu possible grâce au nucléaire, à la différence d’autres pays qui ont misé sur les centrales à charbon ou parfois abandonné le nucléaire. Il faut trouver une énergie transitoire avant de pouvoir compter uniquement sur le renouvelable. En France, une cinquantaine de parcs éoliens offshore sont annoncés à l’horizon de 2050.
Le Luxembourg a déjà investi dans des parcs éoliens offshore, notamment en Belgique et au Danemark. La porte est-elle aussi ouverte du côté de la France ?
Tout à fait. Il faut en discuter. Mais c’est certainement une bonne approche du Luxembourg que d’investir dans ce type d’énergie renouvelable aux côtés d’autres pays.
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