Avec Boiling Point Philip Barantini pose sa caméra en cuisine et offre une véritable expérience immersive, plaçant le spectateur au cœur de l’action et des fourneaux.
Andy est un chef qui n’est pas dans son assiette. Ça se voit dans son regard, ces grands yeux mélancoliques à la Droopy qui se perdent dans le vide. Jusque dans sa gestuelle, au ralenti, on sent qu’il réclame du répit au milieu de l’agitation qui anime son restaurant gastronomique.
Oui, il y a quelque chose qui cloche : il oublie de passer les commandes, s’éloigne pour parler avec son petit garçon au téléphone, biberonne une gourde pleine d’alcool. Et il a cette manie de s’excuser en permanence. Ça sent le burn-out à plein nez. Ou pire! Mais il n’a pas le temps de s’apitoyer sur son sort : c’est le vendredi avant Noël, la soirée la plus fréquentée de l’année. On a rajouté des couverts pour l’occasion. Il faut tenir bon.
Depuis quelques années maintenant, les caméras sont passées du côté de la cuisine. Il y a ces innombrables émissions de téléréalité bien sûr, mais également des séries, dont une dernière aux petits oignons (The Bear). Que racontent-elles ? Un monde hiérarchisé à l’humeur militaire, soumis aux critiques culinaires et aux clients, et où le moindre faux pas, noté, peut tout vous faire perdre – de quoi se rappeler les réguliers suicides de chefs étoilés.
Un petit monde en pleine surchauffe
Bref, un univers en flux tendu, sorti plus fragile qu’il ne l’était déjà de la pandémie, et qui ne peut se permettre d’états d’âme. Andy (incarné par le toujours excellent Stephen Graham), en pleine déprime, va alors faire office de caillou dans une machine déjà chancelante.
Boiling Point (soit le «point d’ébullition» en anglais) est une version augmentée d’un premier court métrage du même nom (2019), signé du même Philip Barantini. Récompensé par quatre British Independent Film Awards, ce premier film «coup-de-poing» se nourrit du savoir-faire de son réalisateur, qui a travaillé douze ans en cuisine.
Histoire de se rapprocher au plus près de la réalité qu’il a connue, le réalisateur offre une véritable expérience immersive, plaçant le spectateur au cœur de l’action, des fourneaux à la salle, suivant à trace, et sans en perdre une miette, ce ballet survolté. Un huis clos dans un petit monde en pleine surchauffe, palpitant comme un thriller.
Philip Barantini a eu deux excellentes idées : d’abord celle de ne pas faire la différence entre la cuisine et la salle, qu’il place dans un espace ouvert et neutre. Dans une même ambiance, il montre alors toutes les interactions qui s’opèrent entre les deux mondes habituellement séparés. Et toutes les tensions, jusqu’aux plus minimes, qui agitent l’équipe.
La caméra ne lâche rien
Parmi le personnel, il y a une seconde sous-payée, un autre à bout de nerfs, un plongeur peu sérieux, une stagiaire mal formée, une serveuse en retard et une responsable de salle – fille à papa (le propriétaire de l’établissement) – pour qui le client est roi et Instagram la bouée. Et au beau milieu de cet enfer, on croise Andy et son spleen, confronté à d’autres problèmes encore, comme ce contrôle qualité qui coûte deux points à son business, ou la présence d’un ancien associé star hypocrite.
L’autre prouesse, pour le coup technique, est d’avoir choisi de tout réaliser en un seul plan-séquence d’une heure et demie. Il n’a ainsi fallu que deux nuits (et quatre prises) pour mettre en boîte Boiling Point, qui profite clairement de ce choix audacieux.
La caméra ne lâche rien : elle épouse la course des serveurs et la gestuelle des cuisiniers, plonge dans les assiettes, virevolte entre les tables, guette les conversations indiscrètes… Elle n’arrête son va-et-vient qu’à de rares occasions, notamment avec cette scène (superbe) devant la porte des toilettes ou quand elle s’aventure en dehors de l’étouffant restaurant, pour une bouffée d’air bienvenue. De quoi en sortir totalement rincé, comme si on avait assuré nous-mêmes le service. Vivement la relâche!