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Carole Reckinger : «La lutte contre la pauvreté se limite souvent à de belles paroles»


(Photo : Tania Feller)

Carole Reckinger, la responsable «plaidoyer politique» de Caritas Luxembourg, reproche aux responsables politiques de se contenter de chercher des solutions ponctuelles à un problème social qui ne cesse de s’aggraver.

Les chiffres sont accablants. Le risque de pauvreté dépasse les 17 % au Luxembourg. Le fossé entre les mieux lotis et les plus vulnérables de la société ne cesse de s’accroître. Les prix du logement sont en cause, mais pas seulement. Le Grand-Duché se classe aussi parmi les pires élèves de l’UE en ce qui concerne les travailleurs pauvres. Tour d’horizon et analyse avec Carole Reckinger, la responsable «plaidoyer politique» de Caritas Luxembourg.

Vous avez mis en avant, en amont du 1er-Mai, le phénomène des travailleurs pauvres. Pourquoi avoir choisi cette thématique à cette date précise?

Carole Reckinger : Nous travaillons depuis longtemps sur cette thématique. Caritas participe à un groupe de travail formé avec l’université du Luxembourg. Sachant que le phénomène des working poor s’accentue, attirer l’attention sur ce sujet s’est quelque part imposé, précisément à l’occasion du 1er-Mai. On a tenu à mettre en évidence qu’avoir un travail ne garantit plus d’échapper à la pauvreté.

Quelles sont les conclusions chiffrées de ce travail d’étude?

Sont considérés comme travailleurs pauvres, les gens dont le revenu mensuel brut, transferts sociaux inclus, est inférieur à 60 % du revenu médian malgré leur emploi. En 2007, la part de woorking poor s’élevait encore à 9,3 % de la population active pour passer, en 2020, à 11,9 %. Toutes les aides mises en place pour réduire l’impact de la pandémie sur l’économie ont permis de momentanément freiner ce phénomène. Néanmoins, le Luxembourg figure toujours sur le podium des pays de l’UE comptant le plus de travailleurs pauvres. Aujourd’hui, on occupe la deuxième place derrière la Roumanie. C’est grave comme constat.

Comment expliquer ce très mauvais classement?

Les inégalités sociales qui ne cessent de se creuser contribuent à ce chiffre. Heureusement, les transferts sociaux aident beaucoup à éviter que la situation ne s’aggrave encore. La problématique avec les working poor est multidimensionnelle. Beaucoup de facteurs entrent en compte. Un célibataire avec un seul revenu est beaucoup plus vulnérable. Cette vulnérabilité s’accentue chez les monoparentaux. Si un ménage dispose de deux revenus, la situation est un peu mieux gérable. En outre, les travailleurs pauvres sont beaucoup plus exposés à la flambée des prix sur le marché du logement. Les 20 % des ménages aux plus faibles revenus doivent dépenser près de 50 % de leur budget pour se loger, soit bien plus que les 30 % qui sont recommandés.

Où voyez-vous les principaux manquements de la politique de logement?

Nous clamons depuis des décennies qu’il existe un manque flagrant de logements abordables au Luxembourg. Le parc immobilier du Luxembourg compte à peine 2 % de ces logements. Or face à ces 2 % de logements abordables se trouve un risque de pauvreté qui dépasse les 17 %. J’admets que le camp politique ne peut pas changer les choses du jour au lendemain. Mais le problème est connu depuis de longues années sans que les choses avancent. Les prix ne cessent de grimper. Et cette flambée va perdurer. Il suffit de penser aux prix pour les matériaux de construction qui vont continuer à augmenter. Le pire reste à venir.

Le gouvernement, en place depuis 2013, n’a pas encore réussi à inverser la vapeur. Les projets et lois actuels, qui visent précisément à augmenter le parc de logements publics, vont-ils enfin dans le bon sens?

Les mesures prises vont certainement dans le bon sens, mais elles prennent beaucoup trop de temps à produire leurs effets.

Le ministre du Travail, Georges Engel, a jugé, le 2 mai dernier dans nos colonnes, que le salaire social minimum, autre pilier pour tacler la pauvreté, est suffisamment élevé. Voit-il juste?

Notre revendication est que le budget de référence doit constituer la base pour fixer le salaire social minimum. Il s’agit d’évaluer de manière transparente le coût réel de ce dont une personne a besoin pour vivre décemment. Un salaire ne doit en aucun cas se trouver en dessous du seuil permettant une vie décente.

Pouvez-vous avancer un chiffre?

Les derniers chiffres dont nous disposons datent de 2019. À l’époque, le salaire social minimum non qualifié était de 2 071,10 euros alors que le budget de référence était chiffré à 2 115 euros pour un homme seul. On peut bien évidemment dire que le montant en soi est très élevé, mais un tel salaire minimum n’est pas suffisant pour éviter de tomber dans la pauvreté.

(Photo : Tania Feller)

Le gouvernement énumère à tout va toutes les prestations en nature mises en place pour venir en aide aux ménages. La gratuité des manuels scolaires ou encore des crèches, et bientôt des repas pour élèves, contribue-t-elle vraiment à réduire le risque de pauvreté?

Il est déjà très bien d’offrir les mêmes possibilités à l’ensemble des enfants, indépendamment du revenu de leurs parents. Néanmoins, il faut rappeler qu’il a fallu attendre 15 ans avant de voir le gouvernement décider la réindexation des allocations familiales. Une importante part de pouvoir d’achat a été perdue. Désormais, il faut nous assurer que l’indexation des allocations perdure. Dans la foulée de la tripartite, il n’a pas tout de suite été clair que les prestations pour les familles allaient être indexées en cas de deuxième tranche en 2022. Ce sera finalement le cas. Toute autre décision aurait été dramatique.

Qu’en est-il de l’allocation de vie chère?

Toutes les allocations devraient s’adapter automatiquement à l’inflation et donc au coût réel de la vie. Cela éviterait de devoir encore et toujours discuter s’il faut procéder à une hausse des allocations. Une adaptation régulière et automatique est clairement la meilleure solution. Pour le moment, on se contente de chercher des solutions ponctuelles lorsqu’un problème se pose. Il n’y a pas de vision à long terme.

Vous prônez donc quel modèle pour tacler le risque de pauvreté?

Aussi bien la société que le camp politique doivent se fixer des objectifs chiffrés. De combien veut-on réduire le taux de risque de pauvreté? Une fois ce seuil décidé, il faut définir les mesures à prendre et, surtout, les mettre rapidement en œuvre. Actuellement, la lutte contre la pauvreté se limite souvent à de belles paroles. On parle de durabilité et d’équité sociale, sans résultat palpable. Un autre problème est le manque de chiffres fiables, basés sur des études de longue durée, par exemple pour mesurer l’impact de la précarité qui touche les enfants. La même chose vaut pour le sans-abrisme. Aussi longtemps que l’on ne dispose pas de ces données, il est difficile de définir des mesures durables.

Cette demande de mener des études plus approfondies sur la situation sociale est-elle entendue par les responsables politiques?

Je pense que tout le monde est d’accord sur le principe de mener ce genre d’études. Il existe peut-être un problème lié au grand nombre de travaux qui sont à réaliser en raison de l’important retard du Luxembourg en la matière. On ne peut pas dire que rien du tout ne s’est passé, mais ce sont vraiment les études à long terme sur l’évolution de la précarité qui font défaut.

N’avez-vous pas l’impression que le gouvernement sous-estime la gravité de la situation sociale?

Le fossé grandissant entre les riches et les pauvres fait qu’il devient de plus en plus compliqué de se rendre compte des difficultés rencontrées par la classe moyenne pour s’en sortir. Nous vivons dans des silos. Le gouvernement cherche à satisfaire les besoins de l’ensemble de la société. Or ce sont ceux qui se trouvent tout en bas de l’échelle qui ne disposent souvent pas du droit de vote. Ils n’ont pas de voix. Un des objectifs de Caritas est précisément de défendre leurs intérêts.

La fiscalité est un autre moyen de réduire les inégalités sociales. Quelles sont vos revendications dans ce domaine?

Nous militons depuis des années pour que le barème d’imposition soit enfin adapté à l’inflation. L’impact de la non-adaptation du barème s’aggrave encore avec la flambée des prix que l’on connaît actuellement. Il est urgent de réaliser une réforme fiscale qui mette l’accent sur l’équité sociale et soutienne une redistribution sociale de la richesse créée.

Nous ne comprenons pas pourquoi rien n’est entrepris pour venir en aide aux monoparentaux

Le gouvernement justifie la mise entre parenthèses de la réforme fiscale par l’impact financier de la pandémie, et désormais de celui qu’aura la guerre en Ukraine. Cet argument est-il valable à vos yeux?

Oui, en partie. Mais nous ne comprenons pas pourquoi rien n’est entrepris pour venir en aide aux monoparentaux. Même si une réforme globale n’est plus possible, il faudrait au moins agir de manière ponctuelle, en garantissant notamment aux familles monoparentales de rester en classe 2 et, donc, de ne plus être reclassé en classe 1 après un divorce. Ce reclassement fait vraiment beaucoup de mal aux parents concernés. D’un jour à l’autre, ces ménages disposent de 800 ou 900 euros de moins par mois alors qu’ils se trouvaient déjà dos au mur avant d’être reclassés.

Comment juger dans ce contexte l’annonce d’une étude sur la réduction du temps de travail?

Revaloriser le travail n’est pas suffisant. Il faut aussi assurer une meilleure balance entre vie professionnelle et vie privée. Si les parents sont forcés de travailler du matin au soir, uniquement pour payer leur loyer, ce sont les enfants qui en pâtissent. Ils ne voient pas leurs parents. Nous devons, en tant que société, engager le débat sur la semaine de 32 heures à salaire égal. Une autre piste concerne une compensation pour alimenter l’assurance pension lorsque les enfants sont encore en bas âge et qu’un des deux parents travaille à temps partiel. Il existe bon nombre d’autres modèles envisageables. J’espère que ces considérations seront prises en compte dans l’étude sur la réduction du temps de travail annoncé par le ministre Engel.

Craignez-vous que la guerre en Ukraine, et l’inflation qui en découle, amène encore une hausse du risque de pauvreté?

Contrairement à des pays comme le Liban ou le Soudan du Sud, la chaîne d’approvisionnement alimentaire restera assurée au Luxembourg. Néanmoins, la hausse des prix sur des produits de première nécessité va aussi impacter les consommateurs luxembourgeois. La dépendance de l’énergie fossile aura aussi un énorme impact.

Les mesures décidées par la tripartite seront-elles suffisantes pour réduire l’impact de cette inflation galopante?

Encore une fois, il s’agit de mesures ponctuelles, qui risquent déjà d’être dépassées par les dernières prévisions du Statec qui annonce désormais une tranche indiciaire avancée d’août à juillet et une tranche supplémentaire courant 2023. La nervosité augmente. Dans le paquet de mesures se trouvent aussi des mesures contradictoires. Il est compréhensible qu’une remise de 7,5 centimes d’euros soit accordée sur le carburant et le mazout, mais cela envoie le mauvais message si l’on tient compte de l’urgence climatique. Nous devons réduire notre consommation de manière générale. Tous les aspects ayant trait à l’équité sociale devront être thématisés, au plus tard, lors de la campagne électorale de 2023.