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Bilan syndical de l’année scolaire : «Il existe un grand malaise»


«Les écoles européennes publiques n’arrivent nullement à réduire les inégalités scolaires», tranche Joëlle Damé, qui critique la communication faite autour de ce nouveau modèle d’école. (photo Tania Feller)

Le SEW/OGBL et sa présidente, Joëlle Damé, fustigent la politique d’éducation incohérente menée par le ministre Claude Meisch. Un des résultats serait un mécontentement grandissant parmi les enseignants.

Tout au long de l’année scolaire, le syndicat Éducation et Sciences (SEW), rattaché à l’OGBL, a attiré l’attention sur les failles identifiées dans l’école luxembourgeoise. Rien que lors de la semaine écoulée, la première évaluation des écoles européennes publiques et le nouveau bachelor de formation pédagogique ont fait l’objet d’importantes critiques. La note attribuée en fin de mandat au ministre de l’Éducation nationale, Claude Meisch, est largement insuffisante.

Lors de sa conférence de presse de rentrée, le SEW/OGBL avait attiré l’attention sur un grand nombre de problématiques dans l’école. Au bout d’une année scolaire, démarrée sous de mauvais auspices, quel bilan pouvez-vous tirer ?

Joëlle Damé : Il existe un grand malaise parmi les enseignants. Plusieurs raisons expliquent cela. Tout d’abord, il manque les moyens nécessaires pour assurer l’inclusion des élèves. Dans le fondamental, la charge administrative et la gouvernance dans son ensemble pèsent lourdement. Il existe des directions régionales qui ne fonctionnent pas comme cela devrait être le cas. Certains directeurs se sentent aussi comme de simples exécutants. Le manque d’autonomie frustre à la fois les enseignants et, aussi, certains directeurs.

Avec la fin de cette année scolaire se rapproche aussi la fin du deuxième mandat du ministre Claude Meisch à la tête de l’Éducation nationale. Quel est le bilan plus global qui est à tirer de ces cinq dernières années ?

Les syndicats regrettent tous le manque de dialogue. Beaucoup de décisions sont prises sans aucune consultation du terrain. On nous met devant le fait accompli. Un exemple est l’augmentation de l’obligation scolaire de 16 à 18 ans, une mesure qui a même pris de court les partenaires de coalition du DP. C’est typique du fonctionnement du ministre Meisch. On espère que l’on est encore considérés comme des partenaires. Ce qui a plutôt bien fonctionné en revanche, c’est le traitement de problèmes spécifiques qui ont pu être résolus avec l’aide des fonctionnaires du ministère. Par contre, pour ce qui est des grandes lignes politiques, le dialogue fait clairement défaut.

Au vu du nombre important de réformes, vous avez aussi déploré, dès la rentrée, le manque d’un concept cohérent.

On parle toujours d’une politique du compte-gouttes. Un exemple est l’introduction de l’alphabétisation en français. On l’introduit dans le cycle 2, sans prendre en considération les bases acquises au cycle 1 ou quelle sera la suite du parcours scolaire, plus tard, au lycée. Le SEW/OGBL continue aussi à défendre une éducation humaniste. Nous sommes toutefois confrontés à une politique d’éducation néolibérale. La privatisation graduelle de l’enseignement secondaire est aussi un souci.

Si l’on commence à intervenir à l’âge de 16 ans, il est définitivement trop tard

Vous voyez où ce risque de privatisation ?

Un exemple est l’obligation scolaire, où les centres appelés à offrir de nouvelles perspectives aux élèves en difficulté seront exploités par des partenaires privés, qui sont certes conventionnés, mais en s’engageant sur cette voie, l’on ouvre la porte à d’autres acteurs privés.

Dès 2026, les jeunes devront donc se former au moins jusqu’à 18 ans. Cette mesure peut-elle vraiment permettre de diminuer le nombre de décrocheurs scolaires ?

Si l’on commence à intervenir à l’âge de 16 ans, il est définitivement trop tard. Il faut commencer à agir beaucoup plus tôt, dès la petite enfance. Les cycles 1 et 2 de l’enseignement fondamental sont décisifs. Des ressources importantes doivent être investies pour éviter que les enfants en difficulté ne s’enfoncent davantage. En l’état actuel des choses, nous doutons que les jeunes concernés terminent par obtenir un diplôme à 18 ans.

La pénurie d’enseignants reste une réalité. Comment expliquer ce phénomène et quelles sont les mesures à prendre pour combler ce manque ?

Être enseignant constitue un sacré défi. C’est pourquoi il est si important d’obtenir le soutien nécessaire de sa direction. Il faut leur donner les moyens de pouvoir travailler convenablement. Partant de ce constat, il est primordial que l’université du Luxembourg soit dotée de ressources pour former les enseignants. Il semble qu’il existe un manque d’infrastructures et de professeurs. Heureusement, les candidats qui s’inscrivent au bachelor en sciences de l’éducation (BScE) sont toujours présents en nombre. Toutes les places d’études sont occupées pour entamer la formation en septembre prochain.

Les syndicats, mais aussi les étudiants du BScE, fustigent le nouveau bachelor en formation pédagogique, censé attirer davantage d’enseignants qui, au départ, se sont décidés pour une formation universitaire autre (« Quereinsteiger »). Qu’est-ce qui vous déplaît ?

Le premier programme de recrutement a été une solution pour combler en urgence une pénurie d’enseignants, finalement limitée à cinq années, à la suite des pressions exercées par le Conseil d’État et les syndicats. Vu la pénurie qui persiste, il a été décidé d’introduire ce nouveau bachelor d’un an, mais qui n’est plus limité dans le temps. On ouvre donc carrément une seconde voie de formation pour devenir enseignant. Elle pourrait s’avérer être plus intéressante que la formation classique. Il sera possible de décrocher en quatre ans à peine deux diplômes de type bachelor (NDLR : un bachelor est, en principe, acquis après trois années d’études).

Cela nous dérange aussi que le ministère ait cherché à mettre en avant les nouvelles opportunités qu’offre ce bachelor. Il vante des perspectives de carrière qui vont au-delà du simple fait de donner des cours. La volonté primaire d’un enseignant devrait toutefois être de se retrouver à enseigner devant une classe. Son rôle est primordial. D’où aussi l’importance que l’enseignant dispose de suffisamment de compétences pratiques.

La formation pédagogique et didactique, limitée à une seule année, n’est pas suffisante à vos yeux ?

Le métier d’enseignant, ça s’apprend. À la base, il faut être détenteur d’un bachelor dans un des domaines touchant à l’éducation pour s’inscrire au bachelor en formation pédagogique. Or, enseigner, par exemple, une langue, nécessite bien plus que la connaissance de la matière brute. Un enseignant doit aussi avoir des connaissances en matière d’inclusion, connaître les différentes méthodes pédagogiques et didactiques pour enseigner les différentes matières, etc. Fourrer tout cela en une seule année d’études me semble être trop ambitieux. Pour nous, la voie royale pour devenir enseignant demeure un cursus complet en sciences de l’éducation.

«Être enseignant constitue un sacré défi. C’est pourquoi il est si important d’obtenir le soutien nécessaire», souligne Joëlle Damé. Photos : tania feller

En juin, vous êtes montés au créneau pour dénoncer l’inégalité de traitement des chargés de cours. Le slogan choisi a été « Même travail, même conditions ». Est-il réaliste de traiter sur un pied d’égalité enseignants et chargés ayant suivi des voies de formation différentes ?

Notre souci majeur est que la prolongation continue de contrats à durée déterminée, offerts aux chargés de cours, est contraire au droit du travail. En principe, un CDD ne peut être prolongé que deux fois. La dérogation accordée au ministère de l’Éducation nationale a déjà été invalidée par la cour administrative. Au-delà de l’aspect juridique, il existe aussi un côté humain. Les chargés sont considérés comme aptes à garder à flot l’école, mais on leur refuse la reconnaissance nécessaire.

On plaide depuis longtemps pour une deuxième voie de formation pour permettre aux chargés de devenir des enseignants à part entière. Au lieu de miser sur des « Quereinsteiger« , pourquoi ne tient-on pas davantage compte des chargés? Cela ne renforcera pas les effectifs en termes de nombre, mais bien en ce qui concerne la qualité de l’enseignement grâce à la solide formation de base déjà acquise par les chargés.

Les écoles européennes publiques sont un autre sujet de préoccupation. Le SEW/OGBL qualifie de « mensonge » la conclusion d’une récente étude, qui atteste le succès de cette nouvelle forme d’école. Sur quoi repose ce constat acerbe ?

Les résultats ont été vendus de manière positive. Or, si l’on lit plus en détail cette étude de quelque 200 pages, le résultat est bien plus nuancé. On affirme que les élèves inscrits dans les écoles européennes présentent moins de retard scolaire. Il est néanmoins à souligner que leur système d’évaluation est tout à fait différent de celui des écoles traditionnelles. Il est aussi affirmé que les résultats scolaires sont meilleurs que ceux enregistrés dans les écoles publiques.

En regardant de plus près, on constate que les élèves des écoles européennes ont de meilleurs résultats que ceux du régime préparatoire et de l’enseignement secondaire général. Par contre, les élèves de l’enseignement classique présentent de meilleurs résultats que ceux des écoles européennes. Il est également important de noter que cette étude se base uniquement sur les compétences en mathématiques et ne tient aucunement compte des compétences linguistiques.

La raison d’être des écoles européennes est-elle à remettre en question ?

En fin de compte, les écoles européennes publiques n’arrivent nullement à réduire les inégalités scolaires. Je tiens néanmoins à souligner que l’on ne veut pas du tout remettre en question la valeur de ces écoles. Ce qui nous dérange, c’est la communication qui est faite autour. On jette de la poudre aux yeux des gens. Le modèle des écoles européennes est présenté comme une solution miracle. Que faire donc? Continuer de construire des écoles européennes, car il manque le courage politique pour faire évoluer les écoles publiques par crainte de brusquer quelqu’un ?

Déjà, en 2022, l’Observatoire national de la qualité scolaire prévenait qu’en « intégrant quelques écoles européennes dans l’offre publique, la politique éducative transfère une partie de la responsabilité sociale à un système scolaire parallèle, [ce qui risque in fine] de conduire à un éclatement du paysage éducatif et d’entraîner une ségrégation sociale« .

Le besoin de diversifier le système éducatif pour tenir compte de l’hétérogénéité des élèves n’est cependant pas à remettre en question ?

Absolument. Le modèle d’enseignement des langues pratiqué dans les écoles européennes doit aussi être appliqué dans les écoles publiques. Il faut vraiment développer un concept cohérent qui couvre la période du cycle 1 jusqu’en classe de 1re, où les enfants, en dépit d’une faiblesse dans une des langues, pourront décrocher un diplôme. Il faut avoir le courage politique de faire évoluer l’école publique, au lieu de tout externaliser vers les écoles européennes. Une école publique forte est le garant de la cohésion sociale d’un pays. Au vu des enjeux politiques et sociétaux, on ne peut pas se permettre d’avoir un mauvais système éducatif.