Anticipant la campagne électorale à venir, l’ASTI ancre le débat sur la régularisation des personnes «sans papiers» dans la réalité du terrain, alors que les idées reçues foisonnent. Experts et témoins ont partagé leur expérience lundi soir lors d’une conférence.
Pour contrer «les fantasmes autour de l’immigration», l’ASTI organisait lundi soir une conférence dédiée à la réalité du terrain : celle décrite par les acteurs du milieu social, confrontés chaque jour à la détresse et aux dossiers inextricables, mais surtout, celle vécue par les personnes en situation de séjour irrégulière sur le territoire luxembourgeois, qui n’ont rien à voir avec les dangereux criminels «sans papiers» dépeints à des fins politiques.
D’ailleurs, l’ASTI rejette ce terme, tout comme d’autres qui alimentent la stigmatisation de cette partie de la population : «Sans papiers sous-entend sans identité, or c’est faux. Ces gens ont un passeport, un acte de naissance. On sait qui ils sont, simplement, ils n’ont pas d’autorisation de séjour au Luxembourg», insiste Jessica Lopes, assistante sociale au Guichet info migrants.
«C’est dix ans de ma vie»
Les cas de figure les plus répandus au Grand-Duché concernent ainsi des personnes arrivées avec un titre valable qui ont ensuite perdu leur droit de séjour à cause d’une perte d’emploi, de la fin de leurs études ou d’un divorce; des demandeurs d’asile déboutés; des personnes dont le visa touristique a expiré; ou d’autres entrées en Europe sans autorisation, ces dernières étant minoritaires.
Aleksandra Antic, qui avait à peine 11 ans lorsque sa famille qui fuyait le Kosovo a rejoint le Luxembourg, a subi très longtemps le poids de l’illégalité : «C’est dix ans de ma vie», confie-t-elle dans un sourire mélancolique.
«Quelqu’un a simplement jugé que nos raisons de partir n’étaient pas assez graves. Mais on ne quitte pas son pays par plaisir, surtout pour aller dans un pays qu’on ne connaît pas et dont on ne parle pas la langue», martèle la jeune femme, aujourd’hui âgée de 22 ans, qui travaille comme conseillère de vente.
«J’essaie d’oublier ces années»
Si elle a échappé à la rue avec ses parents et ses frère et sœur, Aleksandra a connu les foyers, à cinq dans une seule chambre, le camping en plein hiver, ou encore un studio à se partager à onze. Désormais en règle, elle et ses proches ont trouvé un appartement et démarrent enfin une nouvelle vie : «J’essaye d’oublier ces années. Quand on est enfant, on ne comprend pas, c’est très dur», raconte-t-elle, implorant les politiques de «faire en sorte que d’autres n’aient pas à vivre ça».
Baka Yoko, lui, est arrivé au Luxembourg en 2016, avec un titre de séjour italien : «J’avais signé un contrat de travail, mais le ministère a refusé de me régulariser, arguant qu’il me fallait retourner en Italie pour faire aviser mon titre», rapporte le jeune homme, qui décroche un nouveau job en 2019, en CDI. «J’ai eu de l’espoir cette fois, mais ils ont de nouveau stoppé le contrat en me demandant de retourner dans mon pays et de faire une demande depuis là-bas.»
«Tu as peur à chaque instant»
Impossible. Baka Yoko n’a pas d’autre choix que de rester, ce qui lui vaut une intervention de la police à son domicile l’année suivante : «Ils m’ont pris mon passeport et conduit au centre de rétention. J’ai remué ciel et terre pour le récupérer et j’ai trouvé un nouveau CDI. Que le ministère a encore annulé», déplore-t-il face à une salle médusée.
En 2021, il prouve son intégration via des témoignages et voit enfin son dossier dûment tamponné début 2022. Une délivrance : «Ma vie est totalement différente. Quand tu n’as pas de papiers, tu as peur à chaque instant. Aujourd’hui, je me sens libre et digne», conclut-il.
Mais pour ces deux cas à l’issue favorable, combien d’autres restent dans l’impasse ? Laurence Hever, assistante sociale depuis 20 ans au Guichet info migrants, alerte sur les conséquences d’une vie dans l’illégalité :
«Cela rend les personnes vulnérables et exposées à tous les abus. Elles ne bénéficient d’aucune aide de l’État, ont un accès limité aux soins, et ne sont pas défendues si elles sont victimes, car contacter la police est risqué, tout comme faire soigner son enfant malade : c’est ça la réalité», tranche-t-elle.
«Ils font partie de notre société»
Pour cette experte, la loi luxembourgeoise, qui impose la demande d’un titre de séjour avant l’entrée sur le territoire, est trop restrictive. «Ces gens sont déjà là, ils font partie de notre société, de notre économie. Le plus logique est de les régulariser», estime-t-elle.
L’Irlande, en pleine campagne de régularisation depuis janvier, est citée en exemple : après onze années de lutte sous la bannière Justice for the Undocumented, une association locale a obtenu cette victoire grâce à l’appui de nombreux partis politiques, mais aussi de l’opinion publique. Une stratégie dont l’ASTI compte s’inspirer pour imposer ces questions au cœur de la campagne électorale à venir.
En finir avec le «mythe de l’appel d’air»
L’ASTI et le CLAE ont élaboré en 2018 une proposition comportant deux axes : une mesure de régularisation sur une période limitée, doublée d’une modification de la loi en vigueur qui génère, selon leurs constats, de nombreuses situations de non-droit.
Mais le ministre de l’Immigration et de l’Asile, Jean Asselborn, a balayé cette proposition d’un revers de la main en août 2020. C’est pourquoi l’ASTI veut se tourner vers les partis qui seront bientôt en campagne :
«On doit les convaincre d’agir pour éviter que davantage de personnes ne se retrouvent en situation irrégulière. Mais jusqu’ici, on a du mal à trouver des alliés», regrette Sergio Ferreira, porte-parole de l’association, qui plaide pour des politiques «basées sur des données et pas sur des fantasmes».
Il fait notamment référence au «mythe de l’appel d’air» qui a la vie dure : «Toutes les recherches prouvent que rien de ce qu’on peut faire ici n’influence la décision de ces personnes. C’est la situation dans laquelle elles se trouvent qui les poussent à fuir leur pays, pas les conditions d’arrivée», souligne-t-il, reconnaissant qu’au niveau électoral, «prendre des mesures en faveur de l’immigration n’est pas payant».