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Abel Ferrara : «Je n’ai pas quitté New York, je m’en suis fait dégager»


Le cinéaste américain Abel Ferrara s'est arrêté à la Cinémathèque pour un hommage. Photo : Mike Zenari

À l’occasion d’un bref passage dans la capitale, le cinéaste américain Abel Ferrara s’est arrêté à la Cinémathèque pour un hommage. À 71 ans, toujours sans concessions, il livre au Quotidien quelques pensées profondes, drôles et honnêtes sur la réalité du monde et son art.

En bien comme en mal, on a tout dit d’Abel Ferrara. Dans l’artiste cohabitent le génie et la folie, c’est évident. Incapable de rester en place, le monstre sacré – et sacré monstre – du cinéma indépendant et fier de l’être nous accueille au piano, en se lançant dans une reprise en mode requiem de Sunny Afternoon des Kinks.

Il ne joue pas tellement en rythme, chante faux, mais va jusqu’au bout du morceau. Et conclut : «Ouais, bon, ça ne ressemblait pas tellement à Sunny Afternoon…» Plus tard, toujours imprévisible, il refusera de raconter sa rencontre avec Pino Pelosi, jugé en 1976 pour le meurtre de Pier Paolo Pasolini, parce que «ça prendrait trop longtemps à raconter»… Avant de se lever et de rejouer ce moment dans son entièreté !

Humour acerbe et fougue sidérante, le réalisateur de Bad Lieutenant (1992) et The King of New York (1990) – qui ne parle jamais de «ses» films, mais inclut toujours le collectif – semble être toujours resté, dans sa langue, sa voix rocailleuse et son attitude, ce gamin du Bronx, même s’il a élu Rome comme domicile depuis 20 ans déjà. Et vogue au fil de ses pensées…

Quand il ne s’arrête pas pour sonder votre âme, longuement, de ses yeux noirs, ou murmurer ce qui ressemble à des incantations. Le lendemain d’une master class électrique à la Cinémathèque de Luxembourg, le cinéaste livre ses réflexions sur le mal qui ronge le monde réel, qu’il a si magistralement filmé. Avec une honnêteté totale, un soupçon de provocation et des «punchlines» à foison.

La réalité est-elle aussi importante à filmer qu’à fictionnaliser ?

Abel Ferrara : Tous nos films sont basés sur la réalité, mec. Je vis dans le monde réel, j’y fais face chaque seconde de chaque jour. On peut écrire de façon métaphorique, on peut peindre de façon métaphorique, mais le cinéma, c’est le monde réel, tu piges ? Le cinéma à petit budget en particulier.

Vos premiers documentaires arrivent pourtant tard dans votre carrière…

J’ai fait des documentaires dont t’as même pas idée. The Driller Killer (1979) est un documentaire. Dangerous Game (1993) est un documentaire. Bad Lieutenant est un documentaire. C’est un truc que tu réalises seulement une fois que tu l’as fait.

Rendre la vie crédible… Tu tournes des films, tu écris des trucs, tu obtiens une performance… Et puis, le soir, après le tournage, tu te rends compte que tout le monde est plus intéressant que plus tôt dans la journée, quand on bosse.

Le sens qu’une guerre sans fin est engagée aux États-Unis existe dans une grande partie de votre filmographie. Est-ce ce même sens de l’urgence qui vous a amené, récemment, à filmer en Ukraine ?

On y est allé simplement pour parler aux gens. Tous ces gens ont vécu un moment, quand ils ont vu les Russes arriver dans leurs putains de tanks pour exploser leurs maisons (il éclate soudainement de rire) sans raison apparente. Pourquoi l’Ukraine ? Pourquoi pas, voilà la vraie question : c’est juste là !

J’en avais marre d’entendre toutes ces conneries, alors je suis allé voir ce qui se passait. On soutient ce camp de toute façon, non ? Mais c’est une vraie guerre dont on parle. À Kiev, on garantissait ma sécurité, et même si la guerre était à l’Est, t’es quand même en zone de guerre, mon pote.

À l’Est, la guerre, c’est sérieux : 200 mecs se font tuer de chaque côté chaque jour. Une tuerie de masse aux States, c’est horrible, il y en a eu deux ces dernières 36 heures… Mais 400 à 500 personnes qui se font tuer chaque jour, ça arrive ici. C’est une putain de honte, mec.

La réalité brute, telle que vous la montrez, tient du cauchemar. En ce sens, 4:44 Last Day on Earth (2011) est prémonitoire de ce que le monde a vécu durant le covid et les premiers confinements…

L’histoire de ce film commence avec le désastre climatique. Quand Al Gore se présentait à la présidence, c’était la première fois qu’on entendait que (il prend une voix apeurée et grotesque) « la fin du monde est pour… ». Il offre 20 000 dollars à tout cinéaste qui ferait un court métrage à ce sujet.

Moi, je suis à Rome, complètement fauché et en train de me faire jeter de ma crèche, donc je me dis : bingo. J’ai présenté une idée qui a été rejetée – et le fait est qu’ils n’ont jamais donné 20 000 dollars à qui que ce soit, c’était de la connerie. Bref, mon idée partait de ça : la fin du monde dans 39 ans ? 12 ans ? 100 millions d’années ? Allons droit au but, les mecs : si ça se terminait ce soir, hein ? Ça, c’est une réalité.

Le monde prend fin à 4 h 44 cette nuit. Maintenant que tu sais, relax. Tous tes problèmes sont réglés. Je ne vais pas flipper pour ça, au contraire. En revanche, je flippe si on me dit : « À cause du changement climatique, toi et tes enfants serez morts dans… » Si je sais que je vais mourir à 4 h 44 et que tout le monde crèvera avec moi, je n’ai plus aucun souci à me faire.

L’un de vos derniers films, Zeroes and Ones, a été tourné au début de la pandémie. Ça en fait presque un film illégal, non ?

Il y a un moment dans la vie d’un réalisateur où il faut tourner. Covid ou pas… Qu’est-ce que j’allais faire, rester assis chez moi pour le restant de ma putain de vie ? Non : Ethan Hawke est venu à Rome, planqué dans un coffre de bagnole. On a fait le film ensemble et on a tout déchiré, mon pote ! On a jeté les dés…

Enfin, pas exactement, on ne tournait pas non plus un drame en costumes avec cent figurants. Ethan portait un masque dans la plupart des scènes, tout était tourné en extérieur, l’équipe était minuscule et testée chaque jour… Il fallait que je la garde en vie, et moi aussi. Très peu de gens auraient fait ça, d’accord, mais je ne me lance pas dans un tournage de façon suicidaire.

Ce que tout cela nous dit, c’est que les rêves sont impossibles à atteindre, mais les cauchemars sont juste là. Ce n’est pas par hasard que la fin de votre Pasolini reprend la fin du dernier scénario jamais tourné de Pasolini, Porno-Teo-Kolossal, qui nous dit que le paradis est une illusion.

Ça, c’est Pasolini qui parle, pas moi.

Il y a un moment dans la vie d’un réalisateur où il faut tourner. Covid ou pas… Qu’est-ce que j’allais faire, rester assis chez moi pour le restant de ma putain de vie?

Le paradis est une allégorie. Un pendant plus réaliste dans votre filmographie serait l’hôpital que le héros de The King of New York, Frank White, veut sauver. C’est son rêve, mais il est tué avant de pouvoir y arriver.

Frank White n’a pas vraiment envie de sauver l’hôpital. C’est une arnaque pour se faire du blé, le mec est un gangster. Mais Padre Pio (NDLR : prêtre capucin italien mort en 1968, auquel Ferrara consacre son prochain film) a construit un hôpital. Il n’en parlait pas, ne prenait pas le fric des gens pour le fourrer dans sa poche… Bon, il l’a peut-être fait, mais la morale de l’histoire, c’est que Frank White s’est fait flinguer et Padre Pio a eu son hôpital et est mort tranquillement dans son lit.

Avec The King of New York, c’est la première fois que le film de gangsters incorpore la musique rap et la culture hip-hop. Étrangement, la culture rap a préféré garder Scarface (Brian De Palma, 1983) comme symbole…

Il n’y a même pas de hip-hop dedans ! Cette culture aime ce film pour Al Pacino. Pourquoi les rappeurs noirs tomberaient amoureux d’un mec qui s’appelle Frank White ? Et qui est plus blanc que Christopher Walken ?

Scarface, c’est l’attitude rebelle, révolutionnaire et meurtrière de ce mec qui finit par se faire tuer. Les rappeurs le savent : dans mon pays, si t’es noir, t’as une chance sur trois de te faire flinguer ou de finir en taule.

Biggie Smalls a utilisé le nom de Frank White comme l’un de ses pseudonymes…

Et Biggie s’est fait flinguer ! Le soir où il est mort, à Los Angeles, il a réservé une chambre d’hôtel sous un faux nom, comme il le faisait toujours. Ce nom, c’était Frank White. Biggie était le meilleur de tous, pas vrai ? (Il fait une pause.) J’adorerais carrément faire un film sur le hip-hop, sur la poésie. Ces mecs sont les meilleurs poètes de l’Amérique.

Depuis quelques années, le tournage d’un documentaire préparatoire à chaque nouveau projet fait partie de votre méthode de travail. Qu’est-ce qui vous a poussé à adopter ce processus ?

C’est un travail de recherche. Pour Padre Pio, le documentaire nous a servi à définir le juste portrait qu’on voulait faire. Pour Pasolini, malheureusement, on n’a rien filmé. Mais la recherche, on l’a faite en profondeur, comme si notre film racontait tout, du début à la fin de sa vie.

Ce n’est qu’après ce travail qu’on a choisi de raconter les 36 dernières heures de sa vie. On fait des documentaires, voilà ce qui se passe ! Si je fais un film sur Dominique Strauss-Kahn (Welcome to New York, 2014), je ne sais pas tout de lui dès le départ.

C’est comme aller en Ukraine : je n’y vais pas simplement pour regarder. Pour ça, j’ai les journaux ou la télé. Je veux y être et parler aux gens à qui ça arrive. Pasolini aurait été tué par Pino Pelosi ? Eh, Pelosi vit à Rome ! Appelons-le et j’irai boire un café avec lui.

Vous y êtes allé ?

C’était l’une des rencontres les plus drôles et cinglées de ma vie. Mais je sais qu’il ne l’a pas tué. Notre vision est basée sur nos recherches. Cette grande conspiration politique, Pasolini tué par les fascistes : que des conneries qui sont arrivées dix ans plus tard pour faire vendre des bouquins.

Tous les cinq ans, quelqu’un d’autre touche 10 000 balles pour alimenter le scandale. Pelosi aussi : tous les dix ans, il change sa version de l’histoire et on lui donne 5 000 euros pour raconter ça… C’est un arnaqueur ! Pas un tueur, un voyou. Il voulait que je le paye pour mon interview !

Quand j’ai demandé à le filmer, lui est venu avec un caméraman pour me filmer, moi ! T’y crois, à ça ? Pelosi, qui a passé sa vie à entrer et sortir de prison, qui ne sait même pas parler, qui a un QI de 12 et qui a quitté l’école à huit ans, ce mec-là me dit qu’il fait un documentaire pour la RAI sur le meurtre de Pasolini.

Et il ne répondait pas à mes questions, donc j’ai sorti 300 euros : « Prends ça et raconte-moi, connard, je veux des réponses ! » Il saute de sa chaise, en furie. Mais ça s’est calmé, j’ai repris mon fric et il m’a parlé de toutes sortes de trucs délirants et magnifiques, mais jamais du meurtre.

Bref, à la fin, j’ai attendu qu’il tourne le dos et j’ai glissé les 300 balles dans la veste orange qu’il mettait pour balayer la rue. Pour moi, Pelosi, c’était Mickey Mouse.

Vous avez quitté New York pour Rome après le 11-Septembre. Vous étiez fatigué de voir la ville en zone de guerre ?

Non, j’en avais marre de tous ces mecs riches qui ont pourri la ville. Le 11-Septembre – la tragédie mise à part –, c’était le meilleur moment pour être à New York. Tout le monde était soudé, s’entraidait… Comme l’Ukraine aujourd’hui.

Mais après ça, la ville s’est vendue aux super-riches et est devenue le terrain de jeu de Wall Street : quand tu peux racketter des pactoles, personne ne vient t’emmerder. Ça existe depuis l’invention du pays, mais c’est devenu réel à ce moment-là. Les loyers, mec… Je paye 500 dollars de location et, soudain, ça devient 8 000. Comment tu fais pour payer autant ? Je ne veux plus appartenir à ce monde-là.

Je n’ai pas quitté New York, je me suis fait dégager de New York. New York a commencé quand les Indiens ont reçu 24 dollars et l’ordre de foutre le camp, tu piges ? Ça n’a jamais changé.

Quinze films essentiels

1979 The Driller Killer

1981 Ms. 45

1990 The King of New York

1992 Bad Lieutenant

1995 The Addiction

1996 The Funeral

1998 New Rose Hotel

2001 ‘R Xmas

2005 Mary

2008 Chelsea on the Rocks

2011 4:44 Last Day on Earth

2014 Pasolini

2019 Tommaso

2019 Siberia

2021 Zeros and Ones

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