En pleine expansion, l’entreprise historique du Luxembourg essaie de se démarquer des géants du lait grâce à la qualité de ses produits. Mais la concurrence reste rude. Gilles Gerard, directeur général de Luxlait, fait le point.
La laiterie historique du pays fête ses 130 ans cette année. Un anniversaire qui témoigne du développement conséquent de cette société phare du pays. L’histoire de Luxlait démarre en 1894 avec la fondation de la Laiterie centrale. À l’époque, des milliers d’agriculteurs luxembourgeois décident d’unir «leurs forces» pour créer une coopérative agricole laitière privée qui prend le nom de «Central-Molkerei».
Après la Seconde Guerre mondiale, la laiterie connaît une forte expansion. Le volume journalier de lait réceptionné monte de 2 000 litres à la fin des années 1930 à 40 000 litres en 1945. À cette époque, le pays compte 180 laiteries. Mais les années passant, ce chiffre se réduit considérablement. En 1978, seules cinq laiteries sont présentes sur le marché luxembourgeois. Cette année-là, trois d’entre elles (Laduno, Celula et Luxlait) fusionnent pour donner l’entité qui existe encore aujourd’hui.
Cent trente ans plus tard, le modèle coopératif est toujours le même chez Luxlait.
Gilles Gerard : On peut dire que c’est une entreprise qui fait partie du patrimoine du pays, car oui, c’est le même système qu’il y a 130 ans. Nous avons toujours des agriculteurs qui se réunissent sous forme d’association agricole. Ce sont eux les propriétaires de la société, et ça, il faut le souligner.
Il n’y a aucun actionnariat extérieur. Ils possèdent deux usines, l’une à Mersch et l’autre à Roost/Bissen. Dans celles-ci, nous collectons le lait qui provient des exploitations de nos 300 agriculteurs. Puis, nous l’amenons dans nos silos et le transformons pour faire d’autres produits comme le fromage, le yaourt, le beurre ou encore la glace. Tout est fait à 100 % au Luxembourg, c’est un modèle assez rare de nos jours.
Même chez les agriculteurs, l’esprit d’équité et de partage est de moins en moins présent
Ce modèle est-il toujours viable aujourd’hui ?
C’est pour moi le meilleur système qui puisse exister aujourd’hui. On redistribue tout ce que nous gagnons à nos agriculteurs. De cette façon, on garantit également la pérennité du monde rural et des exploitations. Mais malheureusement, je me rends compte que même chez les agriculteurs, l’esprit d’équité et de partage est de moins en moins présent.
Je vais prendre l’exemple du prix du transport. Chez nous, il est le même pour tout le monde, que l’on soit loin ou non de l’usine. Ce sont des choses qui peuvent parfois faire des mécontents, pour les plus proches géographiquement (…). Mais pour les agriculteurs, notre système reste très protecteur. Par exemple, et contrairement aux grands groupes, nous ne pouvons pas arrêter le contrat d’un exploitant.
Comment faites-vous face à la concurrence des géants du lait ?
Le Luxembourg est aux frontières d’autres pays, la concurrence est donc énorme. Fort heureusement, nous avons des consommateurs fidèles et des produits de qualité pour contrebalancer cette concurrence. On se démarque également avec certains produits à l’étranger qui sont très bien placés sur le marché.
Vous êtes membre de plusieurs associations européennes où vous côtoyez les acteurs du lait au sein de l’UE. Sont-ils intéressés par votre modèle qui reste atypique mais compétitif ?
Aujourd’hui, les mastodontes, les grandes sociétés comme Lactalis, ce sont des machines de guerre. Elles se focalisent, en effet, uniquement, sur les rendements. Nous, nous avions deux possibilités en 2009. C’était de se dire, d’accord, nous avons 180 millions de litres de lait chaque année, qu’est-ce que nous allons faire avec ?
Produire exclusivement du lait était une solution. Mais là, on aurait abandonné tous les produits que nous faisons à côté et on aurait privilégié le rendement. Mais nous avons souhaité conserver notre modèle qui reste compétitif au Luxembourg et qui ne peut pas forcément l’être dans d’autres pays.
Vers quels pays exportez-vous le plus ?
Il faut savoir que nous produisons chaque année près de 180 millions de litres de lait. Une part est produite pour le Grand-Duché et l’autre pour l’étranger. Nous exportons 70 % de nos produits hors des frontières du Luxembourg sous notre propre marque ou celle du distributeur.
Nous vendons en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en France, en Italie et un peu en Espagne. Dans ces pays, on a des produits plutôt de niche.
Par exemple, en France, nous sommes l’entreprise leader sur le marché du lait fermenté. Mais notre fil d’Ariane reste la Grande Région où nous souhaitons encore plus nous développer.
Dans le passé, vous commercialisiez certains produits dans des pays hors de l’UE ? Est-ce le cas encore aujourd’hui ?
Non, nous avons très peu de produits hors du territoire européen. S’il y a des opportunités, pourquoi pas, mais uniquement sur des produits spécifiques. Notre but n’est pas d’exporter des produits Luxlait en Chine, car ça n’a aucun sens, d’autant plus que nous nous développons beaucoup dans la durabilité et l’écoresponsabilité.
Trois cents agriculteurs luxembourgeois travaillent avec vous, soit environ la moitié du nombre total d’exploitants agricoles dans le pays. Est-ce un nombre suffisant ?
Oui, car cela correspond à notre production maximale de lait. Mais nous prenons chaque année de nouveaux agriculteurs. En 2024, nous en avons recruté sept, parce que nous avions un besoin de 5 millions de litres de lait supplémentaires.
Des agriculteurs de pays voisins vous ont-ils déjà approchés ?
Des exploitants agricoles belges nous ont déjà contactés. C’est quelque chose d’impossible à faire, car dans les statuts, ce n’est pas permis. Nous travaillons uniquement avec des agriculteurs luxembourgeois.
C’est quelque chose de justifié parce que tout notre modèle repose sur cela. En revanche, nous pouvons prendre du lait d’une entreprise étrangère et le conditionner.
Sont-ils rémunérés, tous, de la même façon ?
Tous les mois, lors d’un comité dédié, nous définissons, avec les ventes qui ont été faites le mois auparavant chez Luxlait, le prix du lait à nos agriculteurs. Bien sûr, cela dépend de la qualité du lait.
À chaque fois que l’on se rend chez un exploitant, on prélève un échantillon de lait. Celui-ci est envoyé dans un laboratoire d’État totalement impartial. Ce dernier analyse les matières grasses et les protéines du lait. Et en fonction de cela, on rémunère mieux celui qui a la meilleure qualité de lait.
Le sans lactose est un vrai succès
Les consommateurs luxembourgeois mangent-ils de plus en plus de produits locaux ?
Depuis 2018, notre chiffre d’affaires a augmenté de 60 %. Je pense que c’est en partie lié au choix des consommateurs. On le voit surtout au niveau des jeunes générations. Le fait également que les grosses structures de supermarché soient de moins en moins fréquentées est aussi un signe. Mais évidemment, manger local a aussi un coût que certaines personnes ne peuvent pas se permettre.
Vous avez mis sur le marché cette année de nouveaux produits dont certains sans lactose. Est-ce important pour vous de vous adapter aux nouvelles habitudes de consommation ?
Le sans lactose est un vrai succès. Nous avons même des personnes qui ont basculé sur ces produits alors qu’ils ne sont pas intolérants (…) Pour l’année prochaine, nous allons lancer, entre autres, une boisson végétale, une crème à base d’avoine et des glaces véganes (…).
La discussion sur le lait végétal, nous l’avons depuis au moins quatre ans. Elle n’a pas toujours été simple avec les agriculteurs. Mais à force de répéter que c’était un vrai challenge pour eux, ils ont accepté.
Quelle est votre stratégie à long terme ?
Nous allons investir dans de nouvelles installations pour produire de la crème glacée et de la mozzarella en boule et en râpé. Pour l’usine de glaces, c’est un projet qui prendra effet dans les deux ou trois années à venir. Nous n’avons pas encore fixé le lieu, mais à Bissen, nous avons encore beaucoup de terrains disponibles (…).
Nous allons continuer les investissements au sein de notre usine de Bissen. Nous avons l’une des usines les plus modernes au monde parce qu’on investit énormément dans la technologie et la technique (…). Nous voulons également nous développer à l’international.
Aujourd’hui, nous avons des parts dans la plus grande entreprise laitière belge qui traite plus de 1,4 milliard de litres de lait chaque année. Enfin, nous allons continuer à nouer des partenariats avec des entreprises du pays pour promouvoir le savoir-faire luxembourgeois.
La filière du bio pourrait-elle être un axe de développement ?
C’est un marché très difficile qui s’effondre actuellement. Il faut dire qu’au Luxembourg, ça n’a jamais vraiment fonctionné correctement. Nous avons des produits bios, mais ce n’est pas une filière que nous souhaitons développer, car on privilégie le local.
Luxlait en chiffres
- 300 agriculteurs
- 700 employés
- 25 000 vaches
- 180 millions de litres de lait par an
- 480 produits laitiers et 135 recettes
- 500 000 litres de lait par jour
- 160 millions d’euros de chiffre d’affaires
- 850 000 km parcourus pour la collecte
Repères
État civil. Gilles Gerard est né le 12 novembre 1971 à Mont-Saint-Martin. Il est marié et père d’un enfant.
Formation. Il a effectué une école d’ingénieur à Nancy.
Profession. Gilles Gerard est arrivé en 1996 chez Luxlait comme ingénieur de projet. Il a été chargé de réaliser le projet de construction de l’usine de Roost/Bissen. «Je suis arrivé ici, il n’y avait que des champs», se souvient-il.
Directeur de Luxlait. Le projet de l’usine de Roost/Bissen terminé, Gilles Gerard devient directeur adjoint de Luxlait en 2013. Puis, début 2018, il devient directeur général de l’entreprise luxembourgeoise, mais aussi du groupe qui compte cinq sociétés au sein de son entité.
Union européenne. Gilles Gerard est vice-président de l’association European Dairy Association (EDA). Il représente le Luxembourg au sein de cette organisation qui regroupe plusieurs acteurs du lait au sein de l’Union européenne. «Notre but est d’informer l’UE et les commissaires européens des conséquences des lois qui pourraient être mises en application. Cela peut être l’origine des produits, l’étiquetage, la nutrition, etc.», explique-t-il. Il est également administrateur de la FoodDrinkEurope (FDE).