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«Harcèlement», «abus de pouvoir» : ils témoignent d’un malaise à l’Université du Luxembourg


Ces problèmes seraient connus en interne, mais totalement tabous. (Photos : archives/isabella finzi)

Une quinzaine de personnes, étudiants, professeurs et employés administratifs, décrivent un climat toxique au sein de l’institution, doublé de pratiques abusives.

«Si j’avais su, je ne serais jamais venu enseigner ici», regrette ce professeur de l’Université du Luxembourg, en insistant – comme l’ensemble des personnes avec lesquelles nous avons pu échanger – sur la nécessité de protéger son identité.

Alors que l’institution prend la tête du classement Randstad 2025 des employeurs les plus attractifs du pays (lire ci-dessous) et que les résultats du dernier rapport d’évaluation externe lui sont favorables, depuis la rentrée, des voix s’élèvent pour dépeindre une tout autre réalité.

À l’image de cette action inédite, au cours de laquelle cinq étudiants et professeurs avaient déployé une banderole sous les fenêtres de la Chambre des députés le 16 septembre, de nombreux commentaires négatifs ont été postés en ligne ces derniers mois dans un groupe de discussion dédié à l’emploi, et des enseignants s’estimant victimes de mesures de rétorsion ont même saisi la justice.

Une première depuis 2003

Dans ce contexte hautement inflammable, mettant directement en cause l’Université du Luxembourg pour la première fois en 22 ans d’existence, nous avons recueilli et recoupé les témoignages d’une quinzaine de personnes, étudiants, employés administratifs, et professeurs, issues de facultés et de services différents.

Toutes décrivent un même climat de travail toxique, où le harcèlement serait normalisé à travers des intimidations, des menaces et des abus de pouvoir à tous les étages.

Des professeurs dénoncent des abus

«Aujourd’hui, je suis en grande souffrance psychologique», souffle ce professeur, rencontré sous le sceau du secret, qui rapporte de nombreuses entorses aux règles, y compris à des clauses contractuelles, ainsi que des pressions exercées ouvertement par le doyen de sa faculté et le rectorat sur plusieurs collègues.

«Vraiment, je ne comprends pas comment ça peut aller aussi loin.»

Des faits confirmés par un professeur d’un autre département, passé par de prestigieuses universités à l’étranger : «Clairement, je n’ai jamais vu de telles pratiques ailleurs. Et je déconseille désormais à mon réseau de candidater au Luxembourg.»

Il parle d’«un problème flagrant» en matière de recrutement, pointant des décisions «opaques et micro-gérées» par le rectorat au lieu des enseignants de la discipline.

Promotions sur fond de «luttes de pouvoir»

Idem pour les promotions des professeurs, qui seraient orientées, selon lui, sur fond de «luttes de pouvoir entre clans» : «Ces décisions sont sous le contrôle des doyens et du rectorat. Or, ils peuvent parfois poursuivre des objectifs disons… peu flatteurs.»

Pour cet enseignant, il est évident qu’à l’Université du Luxembourg, c’est la concentration du pouvoir en quelques points qui ouvre la voie à tous les abus. «D’autres institutions comptent davantage de doyens, même s’il y a moins de professeurs et d’étudiants, et les chefs de département jouissent d’une plus grande autonomie.»

On est traités
comme des moins que rien

«On est traités comme des moins que rien», déplore cet autre professeur, qui souligne le manque d’effectifs dans son département et la difficulté grandissante à attirer de nouveaux talents.

«Quand le critère principal de recrutement est la servilité, ça complique les choses», attaque-t-il frontalement. «Des élections de représentants sont manipulées, des conventions collectives bafouées, mais rien ne se passe.»

«Je risque mon poste en vous parlant»

Les quelques professeurs interrogés sont terrifiés : «Je risque mon poste en vous parlant», murmure l’une d’entre eux, qui met le doigt sur un levier de pression supplémentaire.

«Il n’y a qu’une seule université au Luxembourg. Être licencié veut forcément dire quitter le pays, pour nous et notre famille.» Les premières victimes de ces abus seraient les contrats précaires, mais ils affirment que même des professeurs titulaires ou en fin de carrière peuvent être ciblés.

Une peur qui dépasse les frontières

Tous évoquent surtout la peur de représailles contre celui qui oserait dévoiler l’envers du décor. Et elle dépasse les frontières : «Même d’anciens collègues, très loin aujourd’hui, gardent le silence. Le monde académique est petit, l’Université a les moyens de compromettre nos carrières à long terme.»

Une autre professeure déplore que cet «environnement toxique a de lourdes conséquences» sur elle et nombre de ses collègues, «entraînant dans certains cas de graves problèmes de santé».

Des étudiants se sentent démunis

Le corps professoral ne serait pas le seul concerné. Des étudiants témoignent à leur tour d’agissements contraires aux règles de la part de certains enseignants. Doctorants et post-doctorants en particulier seraient régulièrement soumis à du harcèlement et à de l’abus de pouvoir.

«On est face à des professeurs très puissants, avec beaucoup de réseau dans le pays, qui abusent de leur position par le biais du système», analyse cet étudiant de niveau master, qui a pu observer combien certains agresseurs sont protégés par leur chef de département.

«Le système universitaire use de son pouvoir pour se maintenir au pouvoir.»

L’impunité générale
normalise ces situations

Pour lui, le souci majeur serait le caractère systémique des abus : «Des victimes deviennent à leur tour des agresseurs. L’impunité générale normalise ces situations.»

«J’ai vu une professeure menacer d’exclure un étudiant du programme alors que ce genre de décision ne dépend pas d’elle. Une élève a même fini par abandonner ses études à cause du stress qu’elle lui causait», se souvient cet autre jeune, fraîchement diplômé.

«Parler peut ruiner nos chances de réussite»

Il cite face à nous de nombreux cas d’injustice, laissant souvent les étudiants démunis. «On a peur de parler, parce que ça peut ruiner nos chances de réussite. Ces professeurs reçoivent des financements élevés pour leurs recherches. Ils sont couverts par l’institution.»

Selon cette jeune femme, passée par la délégation des étudiants, celle-ci n’aurait aucun moyen d’aider les victimes d’abus : «On nous fait croire qu’on est écoutés, mais il ne se passe jamais rien. Et si on insiste un peu trop, c’est notre propre parcours qui peut être menacé», déclare-t-elle.

Certains licenciements posent question

L’ensemble des personnes interrogées affirment qu’au sein de l’Université, celui qui soulève un problème ou dénonce une situation abusive subirait systématiquement des mises en garde et intimidations (parfois via des courriers d’avocat), des menaces sur son poste ou ses études, des représailles, voire une exclusion ou un licenciement, dans certains cas de façon arbitraire.

À l’image de cette ex-employée administrative, mise à la porte après avoir subi du harcèlement moral de la part de sa supérieure. «J’ai demandé à changer de service. Deux semaines après, j’étais virée», raconte-t-elle.

«Ils ont monté de toutes pièces un dossier, avec des déclarations de collègues que je n’ai même pas pu consulter. Et la plainte que j’avais déposée en interne a été déboutée par le rectorat.» La justice, elle, n’a pas tiré les mêmes conclusions : le tribunal d’Esch a reconnu le licenciement abusif.

«La directrice a obtenu ma tête»

D’autres affaires sont en cours, comme celle de cette autre employée, licenciée la même année, là encore sur fond de harcèlement.

«Je n’avais même pas signalé le comportement de cette directrice. J’en avais juste parlé à certains professeurs et quelques personnes. Elle a obtenu ma tête», explique-t-elle.

«On m’a annoncé que j’étais licenciée avec des motifs très vagues. On m’a parlé de plaintes contre moi, sans que j’en aie connaissance.» En première instance, le licenciement a été confirmé. Elle a fait appel.

Membre du personnel pendant plus de dix ans, elle aussi évoque des «clans qui s’affrontent» : «Cela se traduit par des luttes de pouvoir, plusieurs familles qui s’opposent entre facs, entre centres, au détriment des employés et des étudiants. (…) Le harcèlement, c’est connu, mais c’est tabou.»

Un flot de commentaires négatifs en ligne

Ces affaires attirent désormais l’attention des politiques : la députée CSV Françoise Kemp a déposé vendredi dernier une question parlementaire afin de connaître le nombre exact de licenciements à l’Université entre 2020 et 2025, et la part de ceux contestés en justice.

Pour prendre la mesure du phénomène, on peut aussi se connecter à un groupe privé de discussion en ligne où plus de 11 000 membres – anonymes pour la plupart – cherchent à se renseigner sur un futur employeur potentiel au Luxembourg.

«Ils l’appellent Uni Poo»

Plusieurs publications concernent l’Université, avec un flot de réactions négatives. Les commentaires décrivent une ambiance de travail «déplorable».

«Le premier jour, on m’a dit : surtout, ne faites pas plus que ce qui vous est demandé. C’est mal vu», dit celui-ci, révélant au passage le petit surnom que donneraient les étudiants à l’institution. «Ils l’appellent Uni Poo.»

Le centre de recherche SNT est sous le feu des critiques, des membres pointant les nombreux cas de harcèlement et de burn out, tandis qu’un ex-étudiant dit ne pas avoir été en mesure de boucler son doctorat, tant sa santé en souffrait.

L’image égratignée, la qualité aussi

Un contexte qui nuirait sérieusement à l’image de l’Université du Luxembourg, mais aussi à la qualité de l’enseignement, avec des conséquences concrètes, selon nos témoins.

«Le SNT connaît de gros problèmes de recrutement à cause de cette mauvaise réputation», observe ce professeur, dont le département manque aussi de bras. «Malheureusement, c’est aux dépens du pays, car nos programmes d’enseignement sont essentiels.»

«Si vous essayez de monter des bons masters, vous aurez des problèmes. (…) Quand de nouvelles chaires sont créées, ce qui prime, ce sont les paillettes, pas d’avoir une bonne expertise», regrette un autre enseignant.

«On est en train de s’enfoncer»

Il explique que, pour se protéger de tout harcèlement, de plus en plus de professeurs feraient le choix de ne plus s’investir. «Un collègue m’a dit : c’est une université dysfonctionnelle, j’y passe le moins de temps possible», soupire-t-il.

«On est en train de s’enfoncer, alors qu’on a un énorme potentiel.»

Parmi les étudiants, des échos résonnent dans le même sens : «On dit que l’Université n’est pas un lieu d’apprentissage, mais un moyen de côtoyer les bonnes personnes pour se faire une place au Luxembourg.»

Il y a une façade, pour parader,
et en interne, c’est catastrophique

Idem du côté des employés administratifs : «Aujourd’hui, l’Université risque de se casser la figure. De moins en moins de personnes sont engagées.»

Pour l’ancienne secrétaire, «quand on travaille pour l’Université, on voit bien qu’il y a une façade, pour parader et afficher des valeurs fièrement, et qu’en interne, c’est catastrophique. Il y a ceux qui sont protégés et les autres.»

«C’est féodal, comme au Moyen-Âge»

Une perception qui prendrait forme, remarque-t-elle, jusque dans la conception du campus de Belval : «Une tour de 15 étages avec le rectorat tout en haut, c’est parfaitement représentatif de leur façon de voir l’institution.»

Un point de vue qui se confond avec celui d’une autre ex-employée, plus tranchant encore : «L’Université, c’est féodal, comme au Moyen-Âge.»

Une enquête réclamée sur le rectorat

Seule façon de sortir de ce marasme pour ce professeur : «Je pense qu’une enquête sérieuse et indépendante devrait être menée au Conseil de gouvernance et au rectorat, avec des actions fortes par la suite.»

La ministre réagit à nos révélations

Interrogée sur ces révélations, la ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, Stéphanie Obertin, nous a indiqué lundi qu’à ce stade, elle n’avait «pas connaissance des faits évoqués».

Avant d’ajouter : «Je prends très au sérieux toute allégation de ce type. J’ai demandé au recteur, par l’intermédiaire du commissaire du Gouvernement auprès de l’Université, d’examiner la situation avec toute l’attention requise, et de prendre, le cas échéant, les mesures appropriées pour y remédier.»

Point-presse à l’Université ce jeudi

L’Université du Luxembourg s’exprimera quant à elle jeudi, lors d’un «point de situation sur l’actualité récente» organisé à Belval, lors duquel le recteur Jens Kreisel «présentera les mesures mises en place» et répondra aux questions de la presse.

 

L'Université, meilleur employeur ?

Publiée le 27 octobre et largement relayée dans la presse, l’étude Randstad Employer Brand Research 2025 place l’Université du Luxembourg en tête des «employeurs les plus attractifs du pays».

Une dénomination qui suggère que les employés de l’Université seraient les plus heureux au travail. Or, il ne s’agit pas du tout de ce genre d’enquête. Randstad Luxembourg a interrogé 1 511 travailleurs du Grand-Duché, résidents et frontaliers, afin de «connaître leurs attentes en termes de job idéal».

L’organisme a ensuite croisé ces données avec les promesses des employeurs locaux pour obtenir un indice d’attractivité. Autrement dit, Randstad a analysé quels sont les employeurs qui comprennent le mieux ce qu’attendent aujourd’hui les candidats sur le marché du travail. En cela, l’Université se classe numéro un.

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