Les espèces exotiques envahissantes sont tellement présentes qu’on ne les remarque plus. Tiago De Sousa (ANF) nous explique les perturbations qu’elles causent dans les milieux aquatiques.
L’année dernière, en allant rencontrer l’ornithologue de natur&ëmwelt Patric Lorgé là où il travaille (aux étangs de Remerschen), nous l’avions trouvé sur une barque au milieu de l’eau, canne à pêche à la main. C’était inhabituel. Il expliquait soupçonner la présence de silures dans l’eau, de gros poissons voraces. «Nous avons remarqué que des groupes de petits oiseaux tout juste nés, notamment des cygnes et des grèbes (NDLR : un bel oiseau protégé), disparaissaient d’un coup et nous pensons que ce sont les silures qui les ont mangés.» Bredouille au sortir de la barque, Patric Lorgé ne pourrait pas prouver l’hypothèse ce jour-là, mais c’est chose faite depuis cet hiver.
CARTE D’IDENTITÉ
NOM : Tiago De Sousa
ÂGE : 37 ans
POSTE : chargé d’études à l’administration de la Nature et des Forêts
PROFIL : titulaire d’un master en écologie, avec une spécialisation en conservation et restauration des écosystèmes, Tiago De Sousa a rejoint l’ANF en 2016.

Tiago De Sousa explique que les écrevisses de Louisiane ont colonisé le lac d’Echternach aux dépens des espèces locales.
Ses collègues de l’administration de la Nature et des Forêts (ANF) ont misé sur une autre méthode qui, elle, s’est montrée efficace : la pêche électrique. «Ça a marché, mais la technique fonctionne encore mieux dans les cours d’eau où l’eau est moins profonde, explique Tiago De Sousa, spécialiste des espèces invasives à l’ANF. Nous avons pêché dix silures, dont un mesurait 1,70 mètre.»
Le problème est que cette espèce de poissons n’a rien à faire dans les étangs. «Ils sont peut-être arrivés naturellement, lors d’inondations de la Moselle, ou alors ont été introduits par erreur à l’état de larves… À moins que ce soient des adeptes de la pêche sportive qui les aient mis là. Il peut y avoir beaucoup de raisons, mais nous ne saurons vraisemblablement jamais quelle est la bonne», relève le scientifique.
Les silures ne sont d’ailleurs pas les seuls poissons présents dans les étangs et qui ne devraient pas y être. Les perches-soleils sont un autre exemple. «Elles sont beaucoup plus petites, mais très voraces et agressives, indique Tiago De Sousa. Elles mangent les œufs des autres poissons, les larves de libellules… et font beaucoup de mal à la biodiversité.» Là, il s’agit d’un autre cas de figure. «Ces poissons étant très beaux, ils ont dû être vidés d’un aquarium. Quelqu’un a pensé bien faire, mais c’est contre-productif parce que les perches-soleils ont complètement modifié la composition de l’écosystème et la chaîne alimentaire. Elles sont responsables de la disparition d’une bonne partie de la biodiversité des étangs.»
Des dégâts pour les humains
Ailleurs dans le pays, d’autres espèces exotiques envahissantes ont envahi les milieux aquatiques. Les écrevisses, par exemple. Au moins trois espèces nord-américaines, dont l’écrevisse signal, ont été introduites en Europe dans les années 1960 pour repeupler les ruisseaux. Une mauvaise idée parce qu’elles étaient porteuses saines de maladies qui ont contribué au rapide déclin des espèces autochtones, notamment les écrevisses à pattes rouges et les écrevisses des torrents. «On trouve des écrevisses américaines à Remerschen, des écrevisses de Louisiane dans le lac d’Echternach, un peu partout… alors qu’il n’y a plus qu’un étang où vivent encore de manière plus ou moins naturelle nos écrevisses indigènes», indique Tiago De Sousa.
Pour les moules, c’est le même modèle. Plusieurs espèces invasives ont pris leurs aises dans nos rivières, au point de contribuer au déclin dramatique des populations de moules locales, voire de les faire disparaitre. «Les espèces invasives sont plus tolérantes, elles parviennent à s’adapter plus facilement, explique le spécialiste. En plus, elles sont favorisées par le réchauffement climatique qu’elles acceptent mieux.» On pense qu’elles sont arrivées en Europe accrochées à la coque de bateaux et de matériel maritime ou même dans de l’eau de ballast puisée en Asie et relâchée ici. Des moules chinoises grandes comme une main ont également été trouvées dans un étang. Elles proviennent certainement d’un aquarium vidé là.
Il n’y a pas de solution miracle
La prolifération de ces espèces invasives pose de gros problèmes à la faune locale, mais elles peuvent aussi entraîner des conséquences dangereuses pour l’Homme sur les plans écologique, économique et sanitaire. «Les moules zébrées imposent de nettoyer les conduites d’eau des centrales nucléaires. Elles bouchent des canaux, ce qui peut augmenter le risque des inondations», souligne Tiago De Sousa. Ces espèces peuvent aussi nous transmettre des maladies : «Les tortues peuvent porter des salmonelles, les ragondins la leptospirose…»
Contraint et forcé, le chargé de recherches est un peu fataliste. «Beaucoup d’espèces invasives vivent déjà ici et d’autres sont en chemin. Lorsqu’elles sont là, il faut surtout accompagner la nature pour l’aider à gérer cette présence. Il n’y a pas de solution miracle. Le plus important est de faire de la prévention, d’expliquer aux gens à quel point ces espèces invasives peuvent poser des problèmes à l’environnement et à nous aussi.»
Quel est leur impact sur le globe?
La COP16 sur la biodiversité qui avait lieu l’année dernière à Cali (Colombie) s’est penchée sur la problématique de ces espèces exotiques envahissantes. Elles sont considérées comme l’une des cinq pressions majeures qui pèsent sur l’environnement.
Les experts en ont dénombré plus de 37 000, dont 3 500 ont des impacts négatifs documentés. Les espèces exotiques envahissantes sont impliquées dans 60 % des extinctions globales d’espèces recensées et 90 % de ces extinctions ont eu lieu dans les îles. Le coût économique mondial annuel des invasions biologiques a dépassé les 390 milliards d’euros en 2019. Ce coût a quadruplé chaque décennie depuis 1970 et devrait continuer d’augmenter.
