Appelé le petit Shaqiri depuis bientôt dix ans, Kenan Avdusinovic, meilleur joueur et meilleur buteur de la phase aller en DN, a surpris tout le monde.
Safet, le père de Kenan Avdusinovic, ne le savait pas, mais avant la guerre en ex-Yougoslavie et son départ pour le Grand-Duché, il habitait à tout juste deux kilomètres de… Ermina, la future mère de Kenan Avdusinovic, à Zavidovici, une ville de 13 000 habitants avant 1992, 9 000 seulement aujourd’hui. Réunis dans la capitale luxembourgeoise, ils auraient pu encore ne jamais se croiser, puisque l’un vivait au Limpertsberg tandis que l’autre créchait en face du stade Josy-Barthel. La diaspora et son communautarisme joyeux et rassembleur ont fait le reste et, en 1998, six ans après le déclenchement du conflit en ex-Yougoslavie, naissait Kenan, 1,70 m aujourd’hui et future grande surprise du début de saison 2024/2025. Le Luxembourg est une incroyable agence matrimoniale qui produit des petits champions baraqués.
L’US Hostert, elle, a toujours eu une prédilection toute particulière pour les gabarits offensifs de poche dont tout le pays parle, sauf qu’elle allait surtout les chercher à l’étranger, avant. Cela a commencé avec Greg Adler en 2015 (24 matches, 9 buts). Cela s’est poursuivi avec Achraf Drif en 2018 (25 matches, 7 buts). Puis il y a eu Corentin Lavie en 2019 (13 matches, 10 buts), et enfin Ryad Habbas et Guillaume Trani en 2022 (respectivement 22 et 28 matches pour 12 et 11 buts).
Mais personne, pas même le principal intéressé, ne s’attendait à ce que Kenan Avdusinovic, pourtant rebaptisé «Shaqiri» (il partage en effet quelques similitudes physiques troublantes avec l’international suisse passé par le Bayern, Liverpool ou l’Inter) depuis déjà une dizaine d’années, fixe de nouvelles normes «niederanveniennes». Non seulement Avdusinovic est aujourd’hui, à la trêve hivernale, meilleur buteur de DN avec 13 buts en 14 matches joués, mais il en est en plus le meilleur joueur avec une moyenne inattendue de 6,38.
Le plus luxembourgeois de tous les footballeurs bosniens
Où cela s’est-il construit? Kenan est un garçon bien, alors par principe, il se tournera d’abord vers des mentors logiques, institutionnels. Il pointera qu’il adore s’engueuler avec Marc Thomé, «parce qu’il me pousse à faire encore mieux». Et rappellera que, dès minimes, quand Hostert et le Swift se sont disputé ses services en catégories de jeunes, quand il faisait l’aller-retour d’un club à l’autre chaque année (pendant quatre saisons), Nicolas Grézault, coach à la FLF notamment, ne cessera de lui répéter ce mantra : «Adapte-toi au niveau international!».
En vrai, à l’époque, Avdusinovic mesure mieux que personne ce que c’est, le «niveau international», et il sait encore mieux où il s’est réellement construit : sur les pentes du mont Ozren. Tous les étés, depuis tout gamin, il dispute un «Bosnie – Luxembourg» par jour. Pendant deux à trois semaines en fonction de la durée des congés collectifs de ses parents. Ce match éternellement réinterprété a lieu à Zavidovici, au mois d’août, dans un quartier perché, sur un terrain mi-sable, mi-béton. Lui évolue dans l’équipe des «expatriés», celle de ses pairs qui, comme lui, sont en visite au pays et à qui les cousins de Bosnie donnent l’hospitalité en mettant de gros tampons. «Parce que les Luxembourgeois, on est plus techniques et eux sont plus physiques.» Cela ne l’empêchera pas de garder une double identité durant ces parties, puisque le petit Kenan incarnera parfois Edin Dzeko, parfois Miralem Pjanic, le plus luxembourgeois de tous les footballeurs bosniens.
«On a presque un quartier à nous, au village ! Il y a une trentaine de familles et chacune a trois ou quatre enfants», rigole Avdusinovic pour raconter l’ampleur de l’organisation. Ça en fait du monde pour un ballon. Ça en fait des tournois. Ça en fait des séances de formation très spécifiques. «Là-bas, je rencontrais des cousins plus âgés, qui prenaient les choses très au sérieux sur le terrain. Les duels faisaient mal : on doit vite apprendre à mettre son corps ou à fuir les duels. C’est là que j’ai appris à dribbler, à aller vite, à gagner en explosivité.»
Là-bas, dans les Balkans, on aime les hommes musclés
Et puis tout s’est arrêté en 2017, quand Pétange a la bonne idée de le lancer en équipe première, à 19 ans. Kenan n’a «plus l’excuse de l’âge» pour ne pas rester au Grand-Duché en été et aller s’amuser «au pays». Ni l’excuse de l’envie d’ailleurs, même si embrasser une carrière de haut niveau l’oblige à accepter, tel un crève-cœur, de ne plus aller à Zavidovici qu’en juin, quand il n’y a personne là-haut, quand toute la famille, justement, prépare activement les vacances du mois d’août dans la ville qui a vu naître Safet Susic, l’ancien joueur du Paris Saint-Germain et sélectionneur bosnien.
Avdusinovic a quand même gardé de Zavidovici plus que ses caractéristiques de footballeur qui casse les défenses à coups d’accélérations. Sa mère elle-même n’en a-t-elle pas rapporté une hantise troublante, quand les prémices du covid et les magasins pillés en prévision du confinement, début 2020, l’ont ramenée en 1992, quand les hostilités ont débuté en Bosnie et que les étalages étaient pris d’assaut? La construction de l’identité de Kenan s’est faite aussi et surtout dans cette contrée labourée par les rivières Bosna et Krivaja.
S’il ressemble tant à Shaqiri, par ce physique râblé et nerveux, c’est qu’au-delà de la taille, il l’a un peu pompé chez… les cousins, bien sûr! «Là-bas, dans les Balkans, on aime les hommes musclés. Cela m’a inspiré. J’ai commencé la muscu pour les jambes quand je me suis fait les croisés, en décembre 2016, puis j’ai continué avec le haut parce que… eh bien parce que je veux être beau (il rit)», raconte ce célibataire qui n’a «pas encore trouvé l’amour de (s)a vie». Est-ce que sa nouvelle notoriété nationale va l’y aider? Peut-être habite-t-il sans le savoir à deux kilomètres seulement de la personne qui partagera sa vie? Son quartier de Niederanven lui servira peut-être aussi à ça, après tout.
Direction Zavidovici
Plus jeune, il y croisait d’anciennes valeurs sûres de DN, Anton Bozic (formé à Hostert, passé ensuite au CSG, au Swift…) ou Adis Omerovic (passé par Hostert, mais aussi au RFCU et au CSG), deux Bosniens comme lui et qui lui ont, un peu, servi de modèles. Aujourd’hui, ce sont ses collègues de travail de la caisse de maladie qui jugent ses performances autour de la machine à café, et notamment Steve, son patron. Ainsi que ses deux meilleurs amis, Almin et Bego. Ces derniers, qui trouvent que Kenan «ne court pas assez» et «ne marque pas assez», n’en finissent surtout plus de l’appeler en vidéo chaque dimanche pour le tirer du lit, «parce que je fais toujours une petite sieste avant le match».
Demain, il monte dans l’avion pour revoir Zavidovici, où il a loué une salle pour bosser un peu les biscotos et fera un peu de futsal, pour éviter de prendre les kilos que les bureks et cevapcici de fin d’année aimeraient lui imposer. Les défenseurs de BGL Ligue adoreraient que le Hostertois en abuse. Parce que, jusqu’à présent, Avdusinovic, c’est «veni, vidi… Zavido-vici»*
*«Je suis venu, j’ai vu et j’ai Zavido-vaincu», célèbre expression de Jules César remise au goût du jour bosnien
Né le 3 mars 1998 à Strassen, Kenan Avdusinovic présente un palmarès vierge bien qu’ayant déjà joué pour Differdange et le Swift. Cet employé de la caisse primaire d’assurance maladie, ancien international espoir (14 matches, 2 buts), a disputé 97 matches en BGL Ligue pour 17 réalisations. Auteur de 13 pions cette saison, il explose ses compteurs, puisqu’il n’avait jamais fait mieux que trois buts marqués sur une saison, auparavant (en 2021/2022). Il compte également deux entrées en jeu en Coupe d’Europe.