Né à Hamilton (Nouvelle-Zélande) et élevé à Brisbane (Australie), Jordan Rakei s’est forgé une superbe carrière depuis son déménagement à Londres, en 2015.
Soit au moment où, consciemment ou non, émergeait une nouvelle scène touche-à-tout dans la capitale anglaise, entre rap, jazz et soul. Logiquement, Jordan Rakei s’est acoquiné avec nombre de ses représentants (Alfa Mist, Tom Misch, Loyle Carner, Joe Armon-Jones, Oscar Jerome… jusqu’au duo electro Disclosure) et a prouvé sans trop attendre qu’il serait tout à la fois l’une des grandes voix masculines de la «neo soul» et un compositeur au talent monstrueux (et à l’influence comparable). Depuis la (première) pierre angulaire de sa carrière, Origin (2019, son troisième album), le garçon, qui fêtera ses 32 ans jeudi prochain, a appris à se connaître en même temps qu’il a fait évoluer son propre son. The Loop, nouvel album de Jordan Rakei, pose aujourd’hui une autre clé de voûte.
Continuant de creuser la veine doucement pop qu’il dévoilait dans un What We Call Life (2021) hautement introspectif, l’artiste franchit un nouveau cap avec ce cinquième LP – une prouesse qu’il parvient certes à réaliser à chaque nouvel album. C’est dire si le multi-instrumentiste, «singer-songwriter» et producteur (principalement rap et electro) est un surdoué. Forcément armé de son falsetto lancinant, le «Kiwi» semble cette fois avoir replongé dans les disques de Stevie Wonder, Bill Withers et consorts, qui l’obsédaient déjà petit, pour livrer sa propre création. L’«album de la maturité», pourrait-on dire bêtement; ce qui est pourtant loin d’être faux, puisque la création de The Loop est aussi très liée à la naissance de son premier enfant. C’est aussi le premier album de l’artiste à être distribué par une major (Decca, via la maison-mère Universal)… et, surtout, celui qui marque la renaissance musicale, aussi inattendue que somptueuse, d’un musicien remarqué, aussi, pour sa capacité à tout fabriquer lui-même, dans une routine strictement «DIY» qui s’est imposée comme sa marque de fabrique.
Un album sensible et puissant dont chaque chanson semble tout droit sortie d’un journal intime
C’est la perspective de jouer pour la première fois au Royal Albert Hall, en octobre prochain, qui aurait déterminé l’esthétique de The Loop, un album sensible et puissant dont chaque chanson semble tout droit sortie d’un journal intime. Pour la sensibilité, on connaît déjà la voix d’or et les textes finement ciselés du maître de cérémonie. Pour la puissance, Jordan Rakei nous éblouit en s’adjoignant les services… d’un plein orchestre, d’une chorale et d’un groupe! Rien que ça? On embarque pour un album soul parmi les plus envoûtants de l’histoire récente.
Si The Loop – un jeu de mots sur le «cercle de la vie», qu’il raconte au fil du disque, mais aussi des boucles musicales qui, bien que jouées en live, caractérisent la majorité des morceaux – est sans hésitation l’album le plus accessible de son auteur, c’est par la grâce de tubes en devenir qui lorgnent vers les maîtres de la soul : l’obsédant Friend or Foe (et ses percussions qui résonnent jusque dans nos entrailles), ainsi que Learning (et sa formidable chorale) auraient pu être chantés par Bill Withers il y a un demi-siècle de cela. Mais Jordan Rakei, qui, au mixage, tantôt dépouille, tantôt renforce la teneur orchestrale des treize titres de l’album, ne cherche jamais à sonner comme tel artiste ou comme telle époque. Freedom mélange chant R’n’B, formation jazz et chorale gospel; Hopes and Dreams rappelle les ballades minimalistes de Stevie Wonder (Evil, Same Old Story, etc.), où la voix bouffe tout le reste; Everything Everything s’inscrit dans les carcans de la nouvelle scène jazz britannique, avec un jeu habité et un détachement pop dans la performance vocale. Seul, Jordan Rakei fait de la musique une affaire d’excellence; bien entouré, il revient à ses premières amours musicales, en redonnant fraîcheur, vitalité et singularité à une forme d’art depuis longtemps considérée classique. La boucle est bouclée.
Jordan Rakei – The Loop
Sorti le 10 mai
Label Decca
Genre soul