Accueil | A la Une | Faillites : «Tout le monde a peur dans la construction»

Faillites : «Tout le monde a peur dans la construction»


Environ 660 ouvriers ont perdu leur emploi au 1er trimestre 2024 à cause d’une faillite de leur employeur. (Photo : julien garroy)

Malmenés par les faillites successives et brutales dans le secteur de la construction, les ouvriers et patrons craignent pour leur avenir, sans toutefois baisser les bras.

À quand le bout du tunnel ? Confronté à un nombre record de faillites depuis 2011, le secteur de la construction sort d’un premier trimestre 2024 encore plus déprimant avec 71 faillites. Soit 18 % de plus par rapport au 1ᵉʳ trimestre 2023. Depuis le début de l’année, environ 660 employés ont donc perdu leur emploi et vu leur vie changer, parfois du jour au lendemain.

«On ne s’y attendait pas. Tout marchait bien jusqu’à Noël et d’un coup, on reçoit la nouvelle qu’il (NDLR : le patron) n’arrive pas à payer le mois de janvier», se rappelle un employé de la société Carvalho Constructions Générales, officiellement en faillite depuis le 5 mars dernier.

«Après, il nous a donné un acompte, puis nous disait tout le temps qu’il était en train de tenter quelque chose, de vendre, mais cela n’a pas suffi. Et le mois de février, on ne l’a pas reçu et la prime de fin d’année non plus.»

«Il n’arrivait plus à suivre»

Miguel Carvalho, fondateur et gérant, a donc été contraint de mettre la clé sous la porte, entraînant avec lui 103 salariés. Ces derniers ont toutefois eu droit à des explications : «Il n’arrivait plus à suivre parce qu’au début, il a investi avec des taux d’intérêt trop bas. Et après les augmentations de la banque, il n’arrivait plus à suivre.»

En difficulté depuis une année, la surprise était tout de même au rendez-vous, car selon l’employé, «l’entreprise était jeune et il y avait beaucoup de travail. L’année passée, on faisait même des heures supplémentaires. Personne ne s’y attendait».

Même son de cloche pour un employé de MaçonLux, mise en faillite le 16 mars dernier : «Je n’y comprends pas grand-chose aux questions financières, mais c’était une surprise. On voyait juste qu’il n’y avait plus de travail pour nous.»

Indemnisation insuffisante

Sans travail depuis presque deux mois, l’ex-employé de MaçonLux attend encore de recevoir les indemnités de chômage de la part de l’Adem. «On attend toujours, car ils ont dit qu’il fallait d’abord que le curateur leur remette les papiers et qu’après, il resterait encore deux semaines environ», explique-t-il, sans cacher que «financièrement, c’est compliqué sans chômage ni travail».

Pour le cas de Carvalho, les salariés ont pu compter sur leur ancien employeur afin de rebondir et de retrouver un emploi. «Le patron nous a aidés en parlant avec des connaissances à lui qui ont embauché des gens», témoigne celui qui, comme la majorité de ses collègues selon lui, a retrouvé un emploi.

Malgré tout, une faillite n’a rien de facile en tant qu’employé. «On a eu peur. J’ai une fille, mais j’habite seul et seul ici au Luxembourg, avec les paies que l’on a, on n’arrive pas à mettre de l’argent de côté parce que le loyer est trop cher. Même si les entreprises embauchent, le problème, c’est pour payer les factures.»

En proie à des difficultés économiques, une entreprise aurait 13 143 euros d’arriérés de salaire auprès d’un ouvrier qui a déposé une requête au tribunal du travail d’Esch-sur-Alzette. Photo : morgan kervestin

Bien que l’État verse des indemnités aux salariés victimes de faillites, certains restent perdants malgré tout. «J’ai quand même perdu plus de 3 000 euros si je fais les comptes de l’argent qu’il faudrait me donner.»

Malgré une enveloppe maximum d’environ 15 400 euros par salarié, l’État ne comble pas toujours les arriérés de salaire. «Comme moi, la plupart des gens qui avaient plus de cinq ans d’ancienneté dans l’entreprise sont perdants.»

Forcément, les 4 500 entreprises de construction encore debout craignent de subir le même sort que Carvalho, MaçonLux et consorts. «Le travail ne se développe pas comme d’habitude, donc tout le monde a peur dans la construction.»

Le gérant d’une société de construction à Bertrange va même plus loin et affirme que «plus personne ne tient plus depuis longtemps. Tout le monde fait semblant, il suffit de lire le journal. C’est la partie cachée de l’iceberg».

Des patrons stigmatisés ?

Comme beaucoup d’autres, ce patron connaît une baisse inquiétante de ses activités avec une perte allant jusqu’à 80 % du chiffre d’affaires de ses diverses sociétés, il est ainsi passé de 8 millions d’euros avant la crise à 1 million d’euros l’année dernière

La raison selon lui? «Tout le monde a bien profité durant les 15 dernières années et c’est typiquement le concept d’une bulle spéculative. Il doit y avoir une correction du marché, mais personne ne veut que la correction passe par lui», estime-t-il.

Il évoque notamment les terrains constructibles «acquis par des promoteurs à des prix suffisamment bas il y a longtemps pour pouvoir les mettre aujourd’hui sur le marché à des prix abordables qui fonctionneraient avec les taux d’intérêt actuels».

Les index successifs auraient affecté les PME. «Le système des index nous a tués à cause de l’inflation. Le gouvernement a beaucoup trop tardé, on a ramassé ça.»

«Quand tu as 20 ou 30 employés et que tu te tapes cinq fois 2,5 % d’index sur trois ans, cela représente près de 750 000 euros en plus», illustre-t-il. Il regrette, en outre, la stigmatisation des patrons lorsque sont évoqués les arriérés de salaire : «Il ne faut pas toujours stigmatiser les patrons comme si nous, on s’en sortait indemnes.»

Malgré tout, ce patron aguerri mise sur le renouveau du cycle habituel dans la construction. «C’était pareil en 2008 et après, en 2010, tout le monde était débordé. J’imagine que l’année prochaine ou au plus tard en 2026, on va de nouveau être à 140 % de production.» Dans tous les cas, pas de quoi envisager de changer de métier pour l’ex-employé de Carvalho : «C’est notre savoir-faire, on travaille depuis plus de 20 ans déjà dans la construction. Ce n’est pas maintenant qu’on va penser à changer de travail.»

Arriérés de salaire, OGBL et licenciement

Les ouvriers du secteur de la construction sont souvent habitués aux retards ou aux versements partiels de salaire, signes avant-coureurs d’une faillite. La semaine dernière, deux ouvriers accompagnés par l’OGBL ont déposé une requête au tribunal du travail d’Esch-sur-Alzette contre leur employeur qui, selon eux, leur doit respectivement 7 160 euros pour l’un et 13 143 euros pour l’autre.

Ce dernier dit vivre péniblement depuis les premiers rappels de factures au mois d’août 2023 : «J’ai dû passer mes fêtes de Noël sans pouvoir mettre du mazout dans ma citerne pour le chauffage, parce que Monsieur m’a payé le 27 décembre mon mois de novembre. Je n’ai rien su offrir à mes enfants et j’ai dû me laver avec une casserole d’eau chaude.»

À cause d’arriérés de salaire en 2023 et de ceux des mois de février à avril 2024, le salarié a fait appel à l’OGBL face à l’inaction de son employeur qui, lui, a ses raisons. Si son ouvrier n’a pas été payé, c’est parce qu’«il a détruit deux véhicules de la société, rétroviseurs, garde-boue, pare-chocs, sans compter le matériel qui a disparu ou qui est cassé.»

L’intervention de l’OGBL, sans que les responsables de chantier soient prévenus, serait, selon le salarié, le motif caché de la lettre de licenciement qu’il a reçue peu de temps après. «Sur ma lettre, il n’y a aucun motif grave. Il y a juste écrit qu’il met fin à ma période d’essai.»

Cependant, l’intéressé était salarié d’une autre société appartenant à celle où il travaillait et, selon l’OGBL, ce changement de société lui permet de conserver son ancienneté d’un an et demi et interdirait donc une deuxième période d’essai. La procédure judiciaire semble inévitable.