Accueil | Culture | Au Kirghizstan, des mémés tisseuses sauvent une tradition

Au Kirghizstan, des mémés tisseuses sauvent une tradition


Les «Grands-mères joyeuses», un groupe de retraitées de la région de Batken, l’une des plus reculées et pauvres du Kirghizstan, tissent des «chyrdaks», des tapis traditionnels, afin de préserver cet art menacé et s’offrir un complément de revenus.

Passer sa retraite chez soi à se morfondre, très peu pour elle : Tachkan Khakimova préfère tisser des tapis traditionnels du Kirghizstan pour préserver cet art menacé et s’offrir un complément de revenus dans le sud déshérité de ce pays d’Asie centrale. «Nos parents nous avaient appris la technique, mais les gens l’oublient», regrette l’ancienne blanchisseuse de 77 ans ayant passé sa vie à Kadamjaï, ville nichée dans les monts Alaï, à une quinzaine d’heures de route au sud-ouest de la capitale, Bichkek.

Entre ses mains, la laine de mouton qu’elle file avec un fuseau et qui se transformera, des centaines d’heures de travail plus tard, en «chyrdak», tapis traditionnel kirghiz inscrit sur la liste du patrimoine immatériel de l’Unesco «nécessitant une sauvegarde urgente».

Un art «sérieusement menacé de disparition», selon l’agence onusienne, qui souligne le rôle crucial que jouent des femmes âgées pour transmettre ce savoir aux prochaines générations, généralement dans les zones rurales montagneuses, comme Kadamjaï. «Il faut que cet héritage soit légué de génération en génération, pour nos enfants et petits-enfants», poursuit Tachkan Khakimova, doyenne du groupe des «Grands-mères joyeuses», une vingtaine de retraitées se réunissant plusieurs fois par semaine.

Des initiatives comme celle-ci commencent à essaimer au Kirghizstan, où le chyrdak regagne en popularité dans le sillage du renforcement de l’identité nationale kirghize après la chute de l’Union soviétique. «Nous ne voulions pas rester à la maison les bras croisés, on a décidé de poursuivre la tradition», explique Rakhat Djoroeva, l’une des responsables.

Face à son métier à tisser, cette dernière tasse énergiquement avec un peigne des fils pour renforcer les nœuds de ce futur tapis blanc et marron, réalisé «sans teinture, donc plus cher à la vente». «Nous utilisons la laine de notre propre bétail, moutons et chèvres, pour ne rien gaspiller. La production ne coûte rien», indique-t-elle. Le chyrdak sera ensuite orné de motifs traditionnels colorés rappelant la culture nomade des Kirghiz, découpés puis matelassés pour les rendre résistants.

Le lieu de rendez-vous de cette troupe : la maison de la Culture des métallurgistes de cette cité formée dans les années 1930 autour de l’immense usine d’antimoine, aujourd’hui à l’arrêt. «On se met à l’entrée pour que les gens nous voient et attirer les jeunes», raconte Tachkan Khakimova, qui entonne avec le groupe des chants résonnant contre les murs de marbre, où sont incrustés des bas-reliefs soviétiques.

Curieuses, quelques écolières passent la tête dans l’embrasure de la porte et sont vivement encouragées par les «Grands-mères joyeuses» à les rejoindre. Amina Karimova, six ans, écoute attentivement les explications de Tachkan, de soixante-dix ans son aînée, qui détaille les étapes de fabrication des tapis. Une attention de courte durée : à la vue d’un piano – de la marque Estonia, la favorite du dictateur soviétique Joseph Staline, selon la légende –, la petite-fille détale pour jouer quelques notes sur l’instrument désaccordé.

Si la plus jeune génération ne semble pas tout à fait prête à prendre le relais, tisser des tapis est un moyen de subsistance pour soutenir les misérables retraites dans la province de Batken, la plus pauvre du Kirghizstan. «J’ai environ 6 000 soms de retraite (NDLR : environ 65 euros). On peut vendre des tapis plusieurs centaines d’euros, ça me permet d’avoir un complément de pension», explique Saliya Bojoeva, septuagénaire.

Car si la maison de la Culture est toujours fonctionnelle, l’usine d’antimoine surplombant la ville n’est plus qu’un impressionnant monstre de métal rouillé, dont la faillite a entraîné chômage et exode de la population active. «Nous travaillions avec mon mari à l’usine, mais aujourd’hui à cause du manque de travail, les jeunes sont obligés d’aller en chercher ailleurs», raconte Tachkan, dont plusieurs de ses enfants et petits-enfants ont émigré en Russie.

Mais le regain d’intérêt pour les tapis traditionnels couplé à l’apaisement des tensions avec l’Ouzbékistan voisin pourraient attirer plus de touristes dans cette région reculée et ainsi renforcer l’économie locale. «Nous avons beaucoup de commandes, principalement pour Bichkek», se félicite Rakhat Djoroeva. «Et nous allons bientôt envoyer un tapis au Japon.»