Les circonstances précises de la mort présumée du patron de Wagner restaient à définir hier, mais une forte conviction l’emportait chez les experts : elle sonne comme une vengeance du président Vladimir Poutine.
Les réseaux sociaux russes, proches de l’opposition ou ceux liés à Wagner, convergeaient hier vers les premières analyses des groupes de réflexion occidentaux : la vie du mercenaire ne tenait qu’à un fil depuis sa brève mutinerie, en juin. Aucun des sept passagers et trois membres d’équipages n’a survécu, mais les autorités n’ont pas encore formellement annoncé la mort du chef de Wagner, les corps n’ayant pas été identifiés. Les tests ADN pourraient prendre plusieurs semaines.
Aucune piste n’était privilégiée hier par les autorités russes. Des agents du Comité d’enquête, un puissant organe d’investigations, étaient déjà sur place moins de 24 heures après la chute de l’avion. Lors d’une réunion retransmise à la télévision, le président russe a salué hier la «contribution» à l’offensive en Ukraine d’Evgueni Prigojine, malgré ses «erreurs», et promis de «mener jusqu’au bout» l’enquête sur le crash mortel de son avion. «C’était un homme au destin compliqué, qui a commis de graves erreurs dans sa vie, mais qui obtenait les résultats qu’il fallait», a-t-il déclaré, présentant ses condoléances aux proches des victimes du crash.
Wagner n’a plus de compte officiel depuis le 26 juin et la dernière publication d’un audio de Prigojine. Mais les comptes proches de ce groupe évoquent la piste d’un tir de missile(s) sol-air S-300, une allégation à ce jour non démontrée. Même la patronne du groupe médiatique RT, Margarita Simonian, a semblé privilégier la piste de l’assassinat, tordant le cou à une rumeur selon laquelle Evgeni Prigojine a voulu orchestrer sa fausse disparition. «Parmi les pistes débattues, celle de la mise en scène. Personnellement, moi je penche vers (la piste) la plus évidente», a-t-elle écrit.
Dix personnes se trouvaient dans l’avion qui s’est écrasé dans la région de Tver, au nord de Moscou, selon une liste officielle. Toutes «sont mortes», a déclaré le ministère des Situations d’urgence. Dmitri Outkine, l’impressionnant bras droit de Prigojine au sein de Wagner, connu pour ses sympathies néonazies, figure parmi eux. Un autre passager, Valery Tchekalov, était l’un des directeurs de Concord, la société fondée par Prigojine, et travaillait avec lui depuis les années 2000.
L’envahissante présomption
La colère froide de Poutine au moment de la mutinerie de Wagner, ses antécédents en termes d’élimination d’opposants (voir encadré), le durcissement du régime depuis le début de l’invasion de l’Ukraine : les observateurs rivalisent d’arguments pour accuser le maître du Kremlin. «Si la Russie avait été un État normal, sa mutinerie aurait conduit à un procès (…). Quoi qu’on pense de Prigojine, il est déraisonnable de tuer quelqu’un sans procès, surtout quand il ne se cache pas», a posté l’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovski sur X (ex-Twitter). «Mais dans le monde dans lequel Poutine opère, celui de gangsters, c’est la seule façon de faire les choses. Après tout, qui sait ce qu’il aurait dit au tribunal.» Le président américain Joe Biden, le porte-parole français Olivier Véran ou encore la cheffe allemande de la diplomatie, Annalena Baerbock, ont également laissé entendre que le Kremlin était sans doute impliqué.
Samuel Ramani, un expert de l’institut britannique RUSI, rappelle de son côté qu’«Alexandre Litvinenko et Anna Politkovskaïa avaient critiqué la guerre en Tchétchénie au début des années 2000 et avaient été assassinés en 2006». Et d’ajouter : «Poutine a l’habitude de la vengeance tardive. La mort de Prigojine est intervenue bien plus tôt que d’habitude».
D’autres questions restent en suspens, en particulier celles posées par l’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou Michael McFaul, sur son compte X. «Pourquoi Poutine a-t-il choisi de tuer Prigojine d’une façon aussi spectaculaire? (…) Pourquoi a-t-il autorisé Prigojine à assister au sommet de Saint-Pétersbourg?» entre la Russie et l’Afrique, en juillet dernier, s’interrogeait-il. Et enfin, pourquoi les mercenaires de Wagner sont-ils «autorisés à parler de revanche sur les réseaux sociaux maintenant?».
Triste sort
Depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, plusieurs opposants ont été empoissonnés ou assassinés :
► Anna Politkovskaïa
Journaliste à Novaïa Gazeta, principal média indépendant de Russie, elle avait documenté et dénoncé les crimes de l’armée russe en Tchétchénie. Elle a été assassinée dans le hall de son immeuble à Moscou en 2006.
► Alexandre Litvinenko
Ex-agent des renseignements intérieurs, il avait alerté publiquement sur la corruption au sein des services secrets russes. Il est mort empoisonné au polonium en Angleterre en 2006.
► Anastassia Babourova et Stanislav Markelov
La journaliste et l’avocat, qui avait défendu Politkovskaïa, ont été tués par balles en plein cœur de Moscou en 2009.
► Sergueï Magnitsky
L’avocat a été emprisonné en 2008 après avoir révélé une vaste affaire de corruption impliquant la police et les services fiscaux russes. Il est mort en prison en 2009, victime de coups et privé de soins pour sa maladie du pancréas.
► Natalia Estemirova
La journaliste tchétchène et militante des droits de l’homme, a été enlevée puis criblée de balles dans la capitale tchétchène en 2009.
► Mikhaïl Beketov
Rédacteur en chef d’un journal local et activiste écologiste, il avait dénoncé la corruption entourant le projet d’une autoroute détruisant une forêt. Il est mort en 2013 des suites d’un violent passage à tabac en 2008.
► Boris Nemtsov
Principal opposant au régime, il est tué par balles en 2015. Plusieurs suspects d’origine tchétchène ont été condamnés, mais le commanditaire n’a jamais été identifié.
► Vladimir Kara-Mourza
Le militant pro-démocratique, qui a dénoncé la guerre en Ukraine, a été condamné à 25 ans de prison en avril 2023. Il avait été empoisonné en 2015 et 2017.
► Sergueï Skripal et sa fille Ioulia
L’ancien agent double et sa fille ont été empoisonnés au Novitchok en Angleterre en 2018. Ils en ont réchappé après avoir été placés plusieurs jours dans le coma.
► Alexeï Navalny
Le militant anticorruption, condamné à 19 ans de prison, a été empoisonné en 2020 dans un aéroport en Sibérie, puis au Novitchok en Allemagne.
Source : La Croix