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[Gardiens de la nature] À Mensdorf, les buffles sont comme chez eux


L’éleveur Alex Mehlen (à g.) et le biologiste Philip Birget sont les initiateurs de la venue des buffles d’eau à Mensdorf. (photo E. N.)

Les buffles d’eau de Mensdorf permettent de maintenir en place un écosystème précieux dans la vallée de la Syre. Le biologiste Philip Birget (ANF) coordonne ce projet vertueux avec passion.

Entre les bâtiments industriels du parc d’activité Syrdall à Munsbach et le village de Mensdorf, il existe un endroit rare. Sur cette bande de terrain, la Syre suit aujourd’hui le lit qu’elle s’est choisi, libérée des berges qui l’ont contrainte jusqu’en 2003. Dès le premier contact, on sent que la nature est à l’aise ici. Bordé par la forêt, le fond de la vallée est occupé par une prairie composée d’une multitude de plantes différentes, d’une roselière, de mares… le tout dégageant une vraie sérénité.

S’il semble immémorial, ce paysage est pourtant assez récent. «Début 2003, il y avait encore une prairie intensive, avec la Syre canalisée sur le versant sud», explique le Dr Philip Birget, biologiste à l’administration de la Nature et des forêts (ANF). Mais depuis, le site a largement évolué. La rivière a retrouvé une course naturelle et l’humidité est revenue dans le fond de la vallée, attirant ainsi une grande biodiversité animale et végétale. De nombreux oiseaux sont revenus pour y nicher comme les locustelles, les bruants des roseaux, les rousserolles effarvattes. Les cigognes blanches, les tariers des prés ou les vanneaux huppés l’utilisent déjà comme aire de repos pendant la migration, «nous espérons qu’ils y nicheront bientôt».

De petites fleurs jaunes apparaissent partout, «ce sont des populages des marais, précise le biologiste. Elles se plaisent beaucoup et c’est un aspect inattendu qui nous ravit puisqu’elles sont inscrites sur la liste rouge des espèces menacées.» Le long du sentier aménagé qui fait le tour de cette réserve naturelle, on observe aussi les lianes de houblon sauvage qui s’entortillent dès qu’elles le peuvent.

Neuf petits depuis février 2021

Pour maintenir cet équilibre, l’intervention d’une aide extérieure (lire par ailleurs) est toutefois nécessaire. Et ces auxiliaires, ce sont des buffles d’eau, une espèce que l’on n’avait pas vue sur ce territoire depuis… 150 000 ans! «Pour garder la prairie, il faut des animaux qui broutent les herbes et les jeunes pousses, mais dans ce contexte très humide, peu de variétés sont adaptées», reconnaît le spécialiste. Entre 2003 et 2016, un troupeau de vaches Galloway paissait là, mais l’expérience a tourné court.

Lorsque Philip Birget intègre l’ANF en 2018, il tient là sa première mission : mettre en place une solution pérenne ici. Analysant les causes du précédent échec, dû en grande partie au trop grand nombre d’intervenants, il a négocié pour qu’un maximum de superficie soit dans la main publique et celle des agences de protection de la nature (la fondation Hëllef fir d’Natur, notamment).

En 2020, un concours a enfin pu être lancé auprès des agriculteurs. «Nous avons établi un cahier des charges et ils pouvaient nous présenter un projet pour relancer un pâturage extensif», avance-t-il. Finalement, c’est l’agriculteur de Manternach Alex Mehlen qui a été retenu avec son idée de faire venir des buffles d’eau. «C’est l’animal idéal pour ce type de terrain, apprécie le biologiste de l’ANF. Les buffles recherchent les milieux humides alors que les vaches les fuient.» Avec leur petite taille et leurs larges sabots, ils évoluent sans peine dans ce milieu piégeux. Peu sélectifs sur leur nourriture, ils mangent même les carex, des herbes coriaces que les vaches ne toucheraient pas. Qui plus est, les buffles supportent sans problème jusqu’à -30 °C l’hiver.

S’ils sont particulièrement nombreux en Inde, cette race-ci vient des Carpates, les montagnes situées entre l’Ukraine et la Roumanie. D’ailleurs, il existe un autre type de buffle européen : celui qui permet en Italie de produire la fameuse mozzarella di Bufala.

Les buffles sont de vrais ingénieurs du biotope !

Ceux d’Alex Mehlen ne viennent pas d’aussi loin, le taureau et les femelles ont été achetés près de Saint-Vith, dans les Ardennes belges, où a lieu un projet similaire à celui de Mensdorf. Depuis février 2021, ils ont donné naissance à 9 petits, formant un troupeau d’une quinzaine d’individus qui ne grandira plus. «Les buffles sont très attachants, sourit-il en grattant les flancs du taureau. Quand j’arrive, ils viennent vers moi, cherchent ma présence. Leur comportement ressemble un peu à celui d’un chien, leur contact est très agréable!»

Pour Philip Birget, cette nouvelle expérience est une réussite totale dont les bénéfices arrivent en cascade. «Les buffles sont de vrais ingénieurs du biotope!, constate-t-il. Par exemple, ils créent des mares en grattant le sol avec leurs sabots et leurs cornes pour s’y vautrer. Aujourd’hui, ces mares deviennent des écosystèmes passionnants où se reproduisent les amphibiens (grenouilles, tritons…), où les limicoles viennent plonger leur long bec pour chercher les vers et où les hirondelles viennent récupérer la boue qui permettra de construire leurs nids.»

Ce cercle vertueux sera bientôt reproduit dans les zones protégées de Dumontshaff et Am Pudel, à Schifflange, où les premiers buffles arriveront le mois prochain. Lorsque l’on a de bonnes idées, il ne faut surtout pas s’en priver!

La questionPourquoi ne laisse-t-on pas faire la nature toute seule?Carte d’identité

Conserver un milieu ouvert comme celui-ci est une gageure, une finalité qui se construit grâce à un plan savamment mis en place. « Si on laissait faire la nature, on aurait ici une grande roselière, puis des buissons, des arbres et, finalement, une forêt alluviale», détaille le biologiste Philip Birget. Ce biotope serait intéressant, mais on perdrait la richesse biologique associée aux milieux ouverts, qui offrent une grande diversité d’habitats dont profitent de nombreuses espèces très différentes.

« Nous sommes ici dans une zone Natura 2000 et notre objectif est de trouver un équilibre entre la forêt et la prairie, ajoute-t-il. En laissant faire la nature, nous condamnerions à moyen terme de nombreuses espèces protégées.»

La protection de la nature nécessite donc de proposer des arbitrages et d’assumer des choix qui doivent être scientifiquement étayés.

Nom : Philip Birget
Âge : 34 ans
Poste : biologiste à l’administration de la Nature et des Forêts depuis 2018, responsable de la gérance des contrats de biodiversité.
Profil : Après un bachelor en biologie obtenu à Oxford, puis un master validé à l’Imperial College de Londres, Philip Birget a réalisé sa thèse de doctorat à l’université d’Édimbourg (Écosse). Ses recherches portaient sur l’évolution des parasites causant la malaria. Après une brève expérience dans l’enseignement, il a rejoint l’ANF où il met également à profit ses grandes compétences en ornithologie.